vu
la generation meilleure autour de moi. Aussi mon coeur s'attache a tout
ce que je vois poindre ou grandir. J'ai vu deja en vous l'un et l'autre,
et vous me dites que vous n'etes plus tres jeune: tant mieux, puisque
vous voila muri sans que le ver vous ait pique. Les fruits sains sont
si rares! Et ils portent en eux la semence de la vie morale et
intellectuelle destinee a lutter contre les mauvais temps qui courent.
Notre pauvre siecle, si grand par certains cotes, si miserable par
d'autres, vous comptera parmi les bons et les consolateurs, ceux qui
portent un flambeau et qui savent l'empecher de s'eteindre. Votre lettre
me montre bien que vous avez le talent dans le coeur, c'est-a-dire la ou
il doit etre pour chauffer et flamber toujours.
C'est un devoir de s'aimer quand on est sorti du meme temple;
aimons-nous donc, nous qui ne sommes pas betes et mauvais. Croyons, a
la barbe des railleurs froids, que l'on peut vivre a plusieurs et se
rejouir d'une gloire, d'un bonheur, d'une force qui eclatent au bon
soleil de Dieu. Ne semble-t-il pas, quand on voit ou quand on lit une
belle chose, qu'on l'a faite soi-meme et que cela n'est ni a lui, ni a
toi, ni a moi, mais a tous ceux qui en boivent ou qui s'y retrempent?
Oui, voila les vrais bonheurs de l'artiste: c'est de sentir cette vie
commune et feconde qui s'eteint en lui des qu'il s'y refuse. Et il y a
pourtant des gens qui s'attristent et se decouragent devant l'oeuvre des
autres et qui voudraient l'aneantir. Les malheureux ne savent pas que
c'est un suicide qu'ils accompliraient. Ils voudraient tarir la source,
sauf a mourir de soif a cote.
J'irai a Paris a la fin de mars, je crois; y serez-vous, et
viendrez-vous me voir? Oui, n'est-ce pas? ou bien vous viendrez me
voir dans ma thebaide, qui n'est qu'a dix heures de Paris? Laissez-moi
esperer cela; car, a Paris, on se voit en courant; et, en attendant, je
vous serre les mains de tout mon coeur.
G. SAND.
CDXLVIII
A M. LUDRE-CABILLAUD, AVOUE, A LA CHATRE
Nohant, 20 fevrier 1859
Merci, mon cher Ludre, de la consultation. Je garde encore votre livre
pendant quelques jours et je medite l'article, quand j'ai un moment de
loisir. J'y vois ce que vous dites; mais j'y vois aussi _l'esprit_
des arrets. Il est peut-etre permis de publier quand ce n'est ni par
speculation, ni en vue d'aucune delation ou vengeance, et quand les
lettres ne peuvent que faire honneur a celui qu
|