tarin,
Tu ne m'ecris donc pas?
Peut-etre m'ecris-tu et que je ne recois rien; car j'ai l'agrement, ici,
de voir la moitie de ma correspondance aller je ne sais ou!
Je suis veritablement au bout du monde, quoiqu'a deux jours de mer de
la France. Les temps sont si variables autour de notre ile, et la
civilisation, qui fait les prompts rapports, est si arrieree autour de
Palma et dans toute l'Espagne, qu'il me faut deux mois pour avoir des
reponses a mes lettres.
Ce n'est pas le seul inconvenient du pays. Il en a d'innombrables, et
pourtant c'est le plus beau des pays. Le climat est delicieux. A l'heure
ou je t'ecris, Maurice jardine en manches de chemise, et Solange, assise
par terre sous un oranger couvert de fruits, etudie sa lecon d'un
air grave. Nous avons, des roses en buissons et nous entrons dans le
printemps. Notre hiver a dure six semaines, non froid, mais pluvieux
a nous epouvanter. C'est un deluge! La pluie deracine les montagnes;
toutes les eaux de la montagne se lancent dans la plaine; les chemins
deviennent des torrents. Nous nous y sommes trouves pris, Maurice et
moi. Nous avions ete a Palma par un temps superbe. Quand nous sommes
revenus le soir, plus de champs, plus de chemins, plus que des arbres
pour indiquer a peu pres ou il fallait aller. J'ai ete veritablement
fort effrayee, d'autant plus que le cheval nous a refuse service, et
qu'il nous a fallu passer la montagne a pied, la nuit, avec des torrents
a travers les jambes. Maurice est brave comme un Cesar. Au milieu du
chemin, faisant contre fortune bon coeur, nous nous sommes mis a dire
des betises. Nous faisions semblant de pleurer, et nous disions: "J'veux
m'en aller _cheux nous, dans noute pays de la Chatre, l'ous'qu'y a pas
de tout ca! _"
Nous sommes installes depuis un mois seulement et nous avons eu toutes
les peines du monde. Le naturel du pays est le type de la mefiance, de
l'inhospitalite, de la mauvaise grace et de l'egoisme. De plus, ils
sont menteurs, voleurs, devots comme au moyen age. Ils font benir leurs
betes, tout comme si c'etaient des chretiens. Ils ont la fete des
mulets, des chevaux, des anes, des chevres et des cochons. Ce sont de
vrais animaux eux-memes, puants, grossiers et poltrons; avec cela,
superbes, tres bien costumes, jouant de la guitare et dansant le
fandango. La classe _monsieur_ est charmante. C'est le genre
_Adolphe_. L'industriel tient le milieu entre Peigne-de-buis et
Robin-Magnifique[1]. Le proletaire e
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