Ma question l'etonna et me valut un petit rire assez desagreable:
--Cela n'a pas de nom.
--A qui est-ce?
--Mais a personne.
A personne! c'etait bien etrange. De meme que la maison avait toujours
du nous appartenir, je pensais que la terre avait toujours ete divisee
en proprietes.
--A nous, si tu veux, reprit grand-pere.
Et son rire, son terrible petit rire commenca de ruiner mes idees sur
la vie, mes croyances. Cela me faisait l'effet du coup de doigt que je
donnais quand je batissais des monuments avec mon jeu de
constructions. L'edifice montait, je touchais a peine une des colonnes
de base, et tout croulait.
--Oh! a nous! protestai-je.
On ne s'emparait pas, comme ca, du bien d'autrui, sous pretexte qu'on
ignorait le nom du proprietaire.
Toutes les notions que j'avais recues s'y opposaient.
--Mais oui, petit nigaud, reprit-il. Chacun trouve son bien sur la
terre. Ce coin te plait? il est a toi. Il est a toi comme le soleil
qui nous chauffe, l'air que nous respirons, la douceur de ces premiers
jours printaniers.
Je n'etais pas convaincu. Des resistances confuses se levaient en moi,
fremissantes: je ne parvenais pas a leur donner une expression et je
dus me contenter de cette objection piteuse:
--Oui, mais je n'y pourrais rien prendre.
--Tu y prends ton plaisir, c'est le principal.
Et, sur de sa victoire, il l'acheva en invoquant le temoignage d'une
tierce personne.
--Jean-Jacques, mieux que moi, t'expliquerait que la nature contient
le bonheur de l'homme. Jean-Jacques aurait aime cette retraite.
Il prononcait: _Jean-Jacques_, en arrondissant la bouche,
onctueusement et devotement. Il en parlait comme tante Dine des saints
les plus notoires et les plus utiles, saint Christophe, par exemple,
qui protege contre les accidents, ou saint Antoine qui aide a
decouvrir les objets perdus. Intrigue, je le questionnai sans retard:
--Qui ca, Jean-Jacques?
--Un ami: un ami que tu ne connais pas.
Mais si, je connaissais ou je croyais connaitre les amis de grand-
pere. Il recevait peu de visites. C'etaient d'autres vieillards qui
paraissaient plus ages, qui etaient tristes et qui l'ennuyaient tres
vite. Il y en avait un qui s'asseyait sans un mot et demeurait ainsi
longtemps, immobile et muet. Un jour, grand-pere l'oublia dans sa
chambre. A son retour, il le trouva a la meme place, endormi. Il se
plaignait ouvertement de la venue de tous ces vieux, comme il les
appelait, dont aucun, j'en
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