ca, il ne vous en reste point?
--Bien sur que non qu'il n'en reste point! Pour manger des chataignes
et boire du cidre, y a plus personne, monsieur Rambert. La terre,
voyez-vous, je crache dessus.
Et la megere, en effet, cracha sur le ble deja haut et d'un vert
decolore pret a se muer en or, qui touchait a sa masure. On eut dit
qu'elle maudissait toute la campagne avoisinante.
Je ne pensais pas que ces epis, c'etait la farine qu'on benit avant de
la petrir, le pain dont mon pere n'entamait pas une miche sans y
tracer le signe de la croix. Je vis la surtout une geste malpropre, et
du coup je laissai ma part de fromage que je rongeais sans plaisir.
--Allons-nous-en, me dit grand-pere brusquement.
Le discours de la mere Barbeau le contrariait. Du moins, je n'eus pas
mal au coeur cette fois-la.
A la suite de cette conversation, il abandonna pendant quelque temps
la vie agricole et consentit a me conduire vers le lac que nous
n'avions pas encore explore. Il m'y conduisit sans enthousiasme.
--C'est une eau fermee, prononca-t-il avec mepris.
Il y avait donc des eaux ouvertes? Sans doute: il y avait la mer. Ce
mot, jusqu'alors, ne m'avait pas frappe et je ne lui attribuais aucun
sens. Lorsque la brume recouvrait la rive opposee, le lac semblait ne
plus finir, et j'avais entendu dire autour de moi: c'est la mer. Je
n'y avais pas pris garde. La dedaigneuse definition de grand-pere me
fit imaginer par contraste une immensite libre. Plus tard, quand j'ai
vu enfin la mer, --c'etait a Dieppe, du haut des falaises, --je n'ai
pas eu de surprise: ce n'etait qu'une eau ouverte.
--Veux-tu naviguer? me proposa grand-pere un jour.
Si je le voulais! Je le desirais d'autant plus que cette expedition
representait en quelque sorte pour moi la vie individuelle substituee
a la vie de famille. Mes parents m'avaient interdit les promenades en
bateau a la suite de la chute qui avait provoque ma pleuresie. Ils
craignaient a la fois l'humidite et ma maladresse. J'etais, une fois
de plus, _l'enfant blond qui s'esquiva des bras de sa mere_. La
_demoiselle aux ailes d'or_ qui m'entrainait, c'etait deja mon bon
plaisir.
Nous primes un canot et sortimes du port. Grand-pere, qui se servait
des rames avec irregularite, ce qui ne me rassurait guere, ne tarda
pas a les lacher et nous laissa deriver.
--Ou allons-nous? demandai-je un peu inquiet.
--Je n'en sais rien.
L'incertitude ajoutait au mystere de l'eau. Je m'amusai a trempe
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