our qu'elles devinssent plus rouges. Ma mere
voyait dans l'affection de mon grand-pere un gage de paix et de
reconciliation. Pour moi, la vie s'etait modifiee insensiblement. Le
college, les devoirs, l'emulation, la regularite, le travail, tout
cela n'existait plus. Il n'y avait qu'a tourner le dos a la ville et a
s'abandonner a la belle nature. Je sentais cela, que je ne saurais
expliquer, a la fois nettement et confusement, confusement dans mon
esprit et nettement pour la pratique.
Cependant, au retour de nos promenades, grand-pere, assez souvent, se
contentait de me ramener jusqu'au portail, puis s'esquivait du cote de
la cite maudite.
IV
LE CAFE DES NAVIGATEURS
Ou donc s'en allait grand-pere apres m'avoir reconduit a la maison? Au
cafe, et un jour, il m'y emmena.
Je ne savais pas au juste ce que c'etait qu'un cafe, et j'en eprouvais
une peur secrete. Mon pere en parlait sur un ton meprisant qui ne
souffrait aucune contradiction, aucune reserve. Quand il disait de
quelqu'un: _Il passe son temps au cafe_, ou: _C'est un pilier de
cafe_, ce quelqu'un-la etait juge et condamne: il ne valait meme pas
la corde pour le pendre. Je n'eusse pas imagine que mon pere y
penetrat. De grand-pere, cette audace m'etonnait moins; j'avais
remarque deja qu'en toutes choses il prenait le contre-pied des
opinions de mon pere.
Nous y entrames, au lieu de nos promener, un matin qu'il faisait tres
chaud, de sorte que se fut pour moi un petit scandale: nous manquions
doublement a notre programme. Il s'intitulait en lettres d'or: _Cafe
des Navigateurs_, et l'inscription etait encadree de queues de
billard. Bien situe au bord du lac, il se composait d'une tonnelle
d'ou l'on voyait le port et d'une grande salle d'ou l'on ne voyait
rien. Nous choisimes cette salle. A cause de ses banquettes rouges, de
ses tables de marbre blanc et des glaces qui refletaient le jour tant
bien que mal, je l'estimai extremement luxueuse. Deux ou trois groupes
causaient, fumaient, buvaient, et je fus immediatement saisi a la
gorge par une acre odeur de tabac melee de parfum d'anisette. Si vif
etait l'attrait du lieu, qu'apres avoir tousse, je trouvai ce melange
agreable. Nous rejoignimes le groupe le plus bruyant, et l'on y
accueillit avec des transports grand-pere, qu'on appelait
familierement: _le pere Rambert_.
--Pere Rambert par ici! Pere Rambert par la!
On l'installa sur la banquette, a la place du milieu, et l'on commenca
par lui demander de
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