riche que moi, entends-tu.
Ce langage ne m'etonnait pas. J'avais perdu la notion du tien et du
mien qui separe la richesse de la pauvrete.
--Cette eau, ces bois, ces pres, continuait-il, tout cela est a moi.
Je ne m'en occupe jamais, et c'est a moi tout de meme.
Et, pour m'investir, me couronnant la tete de sa main, il acheva:
--C'est a moi, et je te le donne.
Ce fut un sacre gai et sans ceremonie. Tous les deux nous nous
amusions de cette idee. Malgre nos rires, cependant, j'avais
l'impression tres nette que le monde m'appartenait en effet. D'un
petit destin borne je ne voulais plus.
Comme nous redescendions de notre belvedere, nous croisames sur le
chemin une jeune femme qui habitait une villa du voisinage. Elle
portait une robe blanche, qui laissait nus les avant-bras et le cou,
et sur la tete un chapeau orne de cerises rouges. Son ombrelle un peu
penchee en arriere servait d'aureole ou de fond au visage qui etait
delicat et uni comme ces fleurs de magnolia dont j'aimais au jardin la
nuance, l'odeur et la forme d'oiseaux blancs aux ailes deployees.
Cependant je ne l'eusse pas remarquee, si grand-pere ne s'etait
arrete, cloue par l'admiration, et n'avait dit tout haut:
--Oh! ce qu'elle est belle!
Le visage clair s'empourpra. Mais la jeune femme sourit a cet hommage
trop direct. Je la regardais alors, et tellement que je n'ai rien
oublie de cette vision, pas meme les cerises. Je faisais d'ailleurs
mes reserves: elle me paraissait deja agee, peut-etre trente ans.
C'est un age avance aux yeux impitoyables d'un enfant. A cause de son
teint de fleur, je pensais a l'aveu du Rossignol dont m'etait venue,
un jour que je lisais les _Scenes de la vie des animaux_, tant
d'instable melancolie: _Je suis amoureux de la Rose... Je m'egosille
toute la nuit pour elle, mais elle dort et ne m'entend pas_. Et pour
la premiere fois j'associai, non sans un secret pressentiment, une
femme inconnue a l'amour plus inconnu encore.
A la suite de cette rencontre, grand-pere m'emmena sur un coteau boise
ou nous n'etions jamais alles, et qu'il m'avait represente comme denue
d'agrement lorsque j'y voyais un but de promenade. Il fallait
traverser une riviere avant d'en atteindre la base. Pendant la marche,
il s'absorba en lui-meme et ne m'adressa pas la parole. Au sommet, il
s'orienta et se dirigea tout droit vers un pavillon a l'ecart, proche
une maison de ferme et dissimule dans une clairiere.
--C'est la, dit-il.
Je compre
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