e nous avions dine chez Balzac d'une maniere etrange, je crois
que cela se composait de boeuf bouilli, d'un melon et de champagne frappe,
il alla endosser une belle robe de chambre toute neuve, pour nous la
montrer avec une joie de petite fille, et voulut sortir ainsi costume, un
bougeoir a la main, pour nous reconduire jusqu'a la grille du Luxembourg.
Il etait tard, l'endroit desert, et je lui observais qu'il se ferait
assassiner en rentrant chez lui. "Du tout, me dit-il; si je rencontre des
voleurs, ils me prendront pour un fou, et ils auront peur de moi, ou pour
uu prince, et ils me respecteront." Il faisait une belle nuit calme. Il
nous accompagna ainsi, portant sa bougie allumee dans un joli flambeau de
vermeil cisele, parlant des quatre chevaux arabes qu'il n'avait pas encore,
qu'il aurait bientot, qu'il n'a jamais eus, et qu'il a cru fermement
avoir pendant quelque temps. Il nous eut reconduits jusqu'a l'autre bout
de Paris, si nous l'avions laisse faire."
Entre Balzac et George Sand il y avait antinomie de conception. Non
qu'elle eut une theorie preconcue lorsqu'elle commenca a ecrire; mais son
tour d'esprit devait la porter a idealiser les sentiments de ses
personnages, alors que Balzac suivait une impulsion toute contraire et
qu'il a definie a merveille dans un entretien avec madame Sand: "Vous
cherchez l'homme tel qu'il devrait etre; moi, je le prends tel qu'il est.
Croyez-moi, nous avons raison tous deux." Et, apres avoir indique son
propre procede qui consiste a grandir ses personnages dans leur laideur ou
leur betise, a donner a leurs difformites des proportions effrayantes ou
grotesques, il conclut en disant a sa rivale: "Idealisez dans le joli et
dans le beau, c'est un ouvrage de femme."
Certes le premier roman de George Sand ne laisse rien prevoir du
developpement ulterieur de son genie. _Rose et Blanche, ou la Comedienne
et la Religieuse_, qu'elle composa en collaboration avec Jules Sandeau et
qui parut en fevrier 1832 sous le pseudonyme commun de J. Sand, porte la
marque de cette gaminerie blagueuse qui etait a la mode parmi les
neophytes du romantisme. C'est l'oeuvre d'un etudiant qui s'amuse et qui
ecrit a la hate sur un coin de table, etre enigmatique au sexe indecis,
avec des cheveux tombant sur les epaules et une de ces longues redingotes
a la proprietaire, descendant jusqu'aux talons, dont Hippolyte Chatiron a
precise la coupe: "Le tailleur prend mesure sur une guerite, et ca va a
tout un regi
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