voir moi-meme aux besoins de la maison.
Je passai mes journees et une partie de mes nuits a transcrire d'une
plume fievreuse toute la loi sur les accidents du travail. Je comptais
mentalement: huit sous, seize sous, vingt-quatre sous. Je trouvais, dans
cette activite derisoire, des motifs de fierte et maintes raisons de
m'estimer moi-meme. Je vous l'ai dit: je me sentais devenir un autre
homme. On avait change Salavin.
Quant a rechercher les causes profondes de cette transformation, je m'en
gardais avec une sorte de frayeur superstitieuse et je considerais
comme un bien cette suspension de ma desesperante faculte d'analyse,
cette treve, cet assoupissement.
Un jour vint toutefois ou la clarte se fit sans qu'il m'en coutat le
repos.
J'etais dans la salle a manger, en train d'ecrire; mes doigts souilles
d'encre galopaient sur le papier bleu, et mes yeux escortaient mes
doigts avec allegresse. La porte s'ouvrit; maman parut, poussant devant
elle Marguerite.
Le col serre dans un foulard blanc, ses beaux cheveux nattes, le visage
un peu pale, Marguerite avait l'air doucement ebloui des convalescents.
Elle prit place au coin du feu, dans notre venerable fauteuil Voltaire.
Et c'est ce jour-la seulement que je compris ce qui m'arrivait.
XIX
Ainsi donc ma vie avait un sens. Entendez-bien: ma vie, avait une
direction. Elle n'etait plus eparse comme un troupeau sans loi, mais
ramassee, orientee. Un fleuve, et non plus un marecage. Un chant grave
et plein, apres des clameurs discordantes.
Il y a, parait-il, des hommes dont toutes les pensees s'enroulent
fidelement autour d'un axe, comme les serpents a la baguette du dieu.
J'allais devenir un de ces hommes.
Il y a des hommes qui vivent en etat de grace; leur coeur est pur et
visite de beaux desirs. J'allais aussi vivre en etat de grace.
Il y a des hommes qui possedent le monde, meme au fond de la pauvrete.
J'allais posseder le monde. J'allais enfin me posseder moi-meme. J'etais
sauve; j'etais capable d'amour. Tout me le prouvait: cette indulgence
sur les visages, cette lumiere sereine sur les choses, ces elans, ces
silences, cette confiance, et la soif de sacrifice et le tremblement de
mes mains.
Une resolution s'etant formee dans mon esprit: garder secrete cette
certitude. En l'avouant, en la publiant, ne risquais-je point de
l'alterer, peut-etre meme de l'aneantir? Ne faudrait-il pas de longues
annees de paix pour rehabiliter Salavin, pour l'accou
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