ndit d'une voix caverneuse
le pauvre lepreux, je n'aurais pas supporte jusqu'a present le fardeau
de la vie! Depuis tantot un an, j'ai ete tout a coup afflige de la
lepre, qui me fait souffrir mille morts et me rend un objet d'horreur a
moi-meme; depuis tantot un an, j'ai perdu tout ce que j'avais loyalement
acquis dans le negoce et qui etait la fortune de mes enfants; depuis
tantot un an, ma bien chere femme est atteinte de paralysie et ne peut
plus se mouvoir; depuis tantot un an, mes deux chers enfants sont sans
habits, sans chaussures, sans linge, et souffrent avec constance et
resignation tout ce qu'on peut souffrir du froid, de la misere, et
souvent de la faim... Eh bien! ceux de ma race et de ma religion m'ont
ferme leur coeur et leur bourse, et je n'ai trouve que vous, monsieur
le cure, vous pretre chretien, qui daignez me porter secours et vous
interesser a ma deplorable et irreparable situation! Vous seul au monde
m'avez pris en pitie.
--Je ferai de mon mieux, et Dieu fera le reste! dit Rabelais, dont Sara
et Thadee baiserent les mains.
--Monsieur le cure, lui dit tout bas l'enfant, vous plait-il que j'aille
querir un peu de nourriture pour mon pere, qui meurt quasi de besoin et
qui n'a rien mange depuis hier?
--Est-il vrai, ajouta la jeune fille, a qui son frere avait eu le temps
de rendre compte de sa mission au presbytere de Meudon, est-il vrai, mon
venere seigneur, que je puisse offrir quelques gouttes de vin a ma mere,
qui s'en va trepasser d'inanition et de faiblesse?
Rabelais n'avait pas entendu la fin de cette supplique filiale; il
s'etait elance hors de la cabane, pour appeler Guillot et faire apporter
le panier qu'il avait eu la precaution de bien remplir; rien n'y
manquait, ni le vin, ni pain, ni les viandes froides. Ce fut lui-meme
qui deposa ce panier devant le grabat des deux malades et qui leur
presenta de sa propre main les aliments qu'ils accepterent avec
reconnaissance. Il assistait en silence a ce spectacle emouvant et
terrible de la faim, d'une faim aux abois, qu'on semblerait ne pouvoir
jamais apaiser, et qu'il faut pourtant contenir par prudence.
--Et toi, Sara, dit Thadee a sa soeur, qui n'osait pas prendre sa part
de ce repas qu'elle contemplait avec un oeil d'envie, n'as-tu pas une
aussi belle faim que nos pauvres parents? Approche, soeur, et fais
grande chere avec eux. Quant a moi, j'ai dine chez monseigneur le cure.
On n'entendait, dans la cabane, que le bruit continu de
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