N'est-ce pas tout naturel?
--Naturel d'aller a l'enterrement de quelqu'un avec qui on avait rompu
toutes relations, non; qui pendant dix-huit ans ne vous a pas donne
signe de vie bien qu'il vous sut dans une position genee, alors que lui
jouissait de cinquante mille francs de rente! Non, non, mille fois non.
--Tout ce que tu diras ne fera pas que nous n'ayons ete freres, que nous
ne nous soyons aimes dans nos annees de jeunesse, et qu'au jour de sa
mort le souvenir de nos differends s'efface pour ne laisser vivace et
douloureux que celui de notre affection fraternelle. Il n'etait pas ton
frere, je comprends que tu parles de lui avec cette indifference; il
etait le mien, je le pleure.
--Pleure-le tant que tu voudras, pourvu que ce soit en dedans et que tu
n'attristes pas notre fete.
--Tu veux!
--Quoi?
Il resta un moment sans repondre, stupefait.
--Comme je vais partir, je ne vous attristerai pas.
--Partir!
--Par le train de onze heures.
--Tu es fou.
Il ne repondit pas et regarda sa fille les yeux noyes de larmes.
--Et comment comptes-tu partir? Avec quel argent? Je te previens qu'il
me reste quinze francs; et ils sont pour Barnabe. D'ailleurs, si tu
partais, qui ferait danser notre monde?
--Tu veux faire danser!
--Pouvons-nous prevenir nos invites? D'une minute a l'autre ils vont
arriver. Est-il possible de les renvoyer? En tout cas, alors meme que
cela serait possible, je ne le ferais pas: nous nous sommes impose assez
de sacrifices en vue de cette soiree, pour ne pas les perdre.
D'ailleurs, qui la connait cette depeche?
--Nous.
--Eh bien, faisons comme si nous ne la connaissions pas, ce sera la meme
chose.
--Pour toi peut-etre qui n'aimais pas Gaston; pour Anie aussi qui ne se
souvient guere de son oncle...
--C'est la sa condamnation.
--... Mais, pour moi, crois-tu que, sous le coup de cette mort, je
pourrais montrer a tes invites un visage affable?
--Avant de penser a ton frere, tu penseras a ta fille, je l'espere, et
tu te feras le visage que tu dois montrer dans une fete qui est donnee
pour elle; si c'est beau d'etre frere, c'est mieux d'etre pere; si c'est
bien d'etre tendre aux morts, c'est mieux de l'etre aux vivants. Je
t'engage donc a reflechir, ou plutot a te depecher d'aller t'habiller.
Comme il ne bougeait pas, elle se tourna vers sa fille:
--Parle a ton pere, dit-elle, fais-lui entendre raison, si tu peux, moi
j'y renonce.
Les quittant elle retourna dan
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