avec soin.
Deux ans apres la mort de ma mere, c'est-a-dire a vingt-sept ans,
j'etais deja fort et libre au gre de mon ambition, car je gagnais un
peu d'argent, et j'avais tres-peu de besoins; j'arrivais a une certaine
reputation sans avoir eu trop de protecteurs, a un certain talent sans
trop craindre ni rechercher les conseils de personne, a une certaine
satisfaction interieure, car je me trouvais sur la route d'un progres
assure, et je voyais assez clair dans mon avenir d'artiste. Tout ce qui
me manquait encore, je le sentais couver en silence dans mon sein, et
j'en attendais l'eclosion avec une joie secrete qui me soutenait, et une
apparence de calme qui m'empechait d'avoir des ennemis. Personne encore
ne pressentait en moi un rival bien terrible; moi, je ne me sentais pas
de rivaux funestes. Aucune gloire officielle ne me faisait peur. Je
souriais interieurement de voir des hommes, plus inquiets et plus
presses que moi, s'enivrer d'un succes precaire. Doux et facile a vivre,
je pouvais constater en moi une force de patience dont je savais bien
etre incapables les natures violentes, emportees autour de moi comme des
feuilles par le vent d'orage. Enfin j'offrais a l'oeil de celui qui voit
tout, ce que je cachais au regard dangereux et trouble des hommes: le
contraste d'un temperament paisible avec une imagination vive et une
volonte prompte.
A vingt-sept ans, je n'avais pas encore aime, et certes ce n'etait pas
faute d'amour dans le sang et dans la tete; mais mon coeur ne s'etait
jamais donne. Je le reconnaissais si bien, que je rougissais d'un
plaisir comme d'une faiblesse, et que je me reprochais presque ce qu'un
autre eut appele ses bonnes fortunes. Pourquoi mon coeur se refusait-il
a partager l'enivrement de ma jeunesse? Je l'ignore. Il n'est point
d'homme qui puisse se definir au point de n'etre pas, sous quelque
rapport, un mystere pour lui-meme. Je ne puis donc m'expliquer ma
froideur interieure que par induction. Peut-etre ma volonte etait-elle
trop tendue vers le progres dans mon art. Peut-etre etais-je trop fier
pour me livrer avant d'avoir le droit d'etre compris. Peut-etre encore,
et il me semble que je retrouve cette emotion dans mes vagues souvenirs,
peut-etre avais-je dans l'ame un ideal de femme que je ne me croyais pas
encore digne de posseder, et pour lequel je voulais me conserver pur de
tout servage.
Cependant mon temps approchait. A mesure que la manifestation de ma vie
me devenait plus faci
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