tait devenu, par la facheuse experience des hommes,
irritable, mefiant et susceptible. Avec les gens simples et sans vanite,
comme Mustel, comme le Genevois Duval, Taubenheim et Ducis, il etait tel
que ses ouvrages le montrent, tel que nous le voyons dans ses promenades
au mont Valerien avec Rousseau, quand il recut de lui, comme on l'a dit
heureusement, le manteau d'Elie, tel enfin que l'aimait sa vieille bonne
Marie Talbot; mais il ne fallait qu'un certain vent venu du monde pour
reveiller ses acretes et ses humeurs.
Lorsque Bernardin arriva de l'Ile-de-France a Paris en 1771, il n'etait
pas encore ainsi ulcere; mais les mecomptes qu'il eut a subir dans la
societe parisienne acheverent vite ce qu'avaient commence ses infortunes
au dehors. Il fut adresse par M. de Bretceuil a d'Alembert, qui le
recut bien, et qui l'introduisit dans la societe de mademoiselle de
Lespinasse: il ne pouvait plus mal tomber en fait de pittoresque. Cette
personne, si distinguee par l'esprit et par l'ame, a laisse deux volumes
de lettres passionnees, dans lesquelles il y a chaleur a la fois et
analyse, mais pas une scene peinte, pas un tableau qu'on retienne. Il
visitait de temps en temps Jean-Jacques, rue Platriere. Le credit de
d'Alembert lui procura un libraire pour la relation de son voyage a
l'Ile-de-France. Cette relation, sous forme de lettres, qui parut en
4773, sans qu'il y mit son nom, eut du succes et en meritait. Quoique
l'auteur s'excuse presque d'avoir oublie sa langue durant dix annees de
voyages et d'absence, le style est deja tout forme, et l'on y retrouve
plus d'une esquisse gracieuse et pure de ce qui est devenu plus tard un
tableau. Bernardin, dans ses voyages, avait toujours beaucoup ecrit; il
composait des memoires pour les bureaux, il redigeait des journaux pour
lui; arts, morale, geographie, affaires du temps, il tenait compte de
tout. Ses lettres particulieres etaient fort soignees; il citait a M.
Hennin Euripide ou Epictete; Rulhiere lui disait dans une reponse:
"Votre lettre, mon cher ami, est une veritable eglogue." Bernardin avait
fait comme les peintres qui, pendant leurs courses errantes, amassent
une quantite d'esquisses et d'_aquarelles_ dans leurs cartons. Le
_Voyage a l'Ile-de-France_ est donc deja d'un ecrivain exerce, et par
endroits eloquent. Des la premiere page je lis ce mot, qui revele tout
le caractere du peintre: "Un paysage est le fond du tableau de la vie
humaine." La lettre quatrieme, ecrite au mo
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