robait sans scrupule a qui lui en lisait, et il les glissait dans
ses poemes. Il en prit un certain nombre a Segrais, a Martin, pour ses
Georgiques, et Clement en a fait le releve. Il en prit a l'abbe Du
Resnel de fort beaux pour l'Homme des Champs [46], a Racine fils pour le
Paradis perdu. Il disait quelquefois apres une lecture: "Allons, il n'y
a rien la de bon a prendre." Mais la prose surtout, la prose etait pour
lui de bonne prise. On aurait dit d'un petit abbe feodal qui courait sus
aux vilains: rime en arret, il courait sus aux prosateurs. Aveugle. non
pas comme Homere ni comme Milton, mais comme La Motte, au rebours de
celui-ci qui mettait les vers de ses amis en prose, Delille mettait leur
prose en vers. Il venait de reciter a Parseval-Grandmaison un morceau
dont l'idee etait empruntee de Bernardin de Saint-Pierre, ce que
Parseval remarqua: "N'importe! s'ecria Delille; ce qui a ete dit en
prose n'a pas ete dit." Les eleves descriptifs de Delille avaient tous,
plus ou moins, contracte cette habitude, cette manie de larcin, et M. de
Chateaubriand raconte agreablement que Chenedolle lui prenait, pour les
rimer, toutes ses forets et ses tempetes; l'illustre reveur lui disait:
"Laissez-moi du moins mes nuages!"
[Note 46: Quels qu'ils soient, aux objets conformez votre ton, etc.]
Les poesies fugitives de Delille n'ont rien de ce qui donne a tant de
petites pieces de l'antiquite le sceau d'une beaute inqualifiable. Ce
sont d'agreables madrigaux, de faciles et ingenieuses bagatelles,
mais qui n'approchent pas du tour vif et galant des chefs-d'oeuvre de
Voltaire en ce genre. On aime pourtant a se souvenir des jolis vers a
mademoiselle de B., agee de huit jours, qui remontent a 1769:
.......................................
Tous les etres naissants ont un charme secret:
Telle est la loi de la nature.
Ces ormeaux orgueilleux, leur verte chevelure,
M'interessent bien moins que ces jeunes boutons
Dont je vois poindre la verdure,
Ou que les tendres rejetons
Qui doivent du bocage etre un jour la parure.
Le doux eclat de ce soleil naissant
Flatte bien plus mes yeux que ces flots de lumiere
Qu'au plus haut point de sa carriere
Verse son char eblouissant.
L'ete si fier de ses richesses,
L'automne qui nous fait de si riches presents,
Me plaisent moins que le printemps,
Qui ne nous fait que des promesses.
Rousseau a dit, par une pensee toute semblable, dans une page souvent
citee: "La te
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