"Moutier, regardez-moi la (il montre son nez), et osez me regarder sans
rire. (Moutier regarde, sourit et mord sa moustache, pour ne pas
rire tout a fait.) Vous voyez bien! vous riez! Pourquoi ne pas dire
franchement: General, vous etes trop gros, trop lourd, vous resterez en
route! (Moutier veut parler.) Taisez-vous! je sais ce que vous allez
dire. Et moi je vous dis que je marche tout comme un autre, que j'irai a
pied quand meme vous me trouveriez dix voitures pour me transporter."
MOUTIER.--Mon general, je suis tout a fait a vos ordres, mais je
crains... que vous ne vous fatiguiez beaucoup; avec ca qu'il fait chaud.
LE GENERAL.--J'arriverai, mon ami, j'arriverai. A mes paquets
maintenant. D'abord je laisse ici tous mes effets; je n'emporte que
l'or, que vous mettrez dans votre poche, le portefeuille, que j'emporte
dans la mienne, du linge pour changer en route, et mes affaires de
toilette dans ma poche. J'acheterai la-bas ce qui me manquera.
Le general, enchante de partir a pied, en touriste, rentra rayonnant
dans la salle ou ne se trouvait plus qu'un seul voyageur, un soldat; ce
soldat se tenait a l'ecart, ne s'occupait de personne, ne disait pas
une parole; son modeste repas tirait a sa fin. Le general le regardait
attentivement. Il le vit tirer sa bourse, compter la petite somme
qu'elle contenait et en tirer en hesitant une piece d'un franc.
"Combien, Madame?" dit-il a Mme Blidot.
MADAME BLIDOT.--Pain, deux sous; fromage, deux sous; cidre, deux sous;
total, six sous ou trente centimes. Le visage du soldat s'anima d'un
demi-sourire de satisfaction.
LE SOLDAT.--Je craignais d'avoir fait une depense trop forte. Vous avez
oublie les radis.
MADAME BLIDOT.--Oh! les radis ne comptent pas, Monsieur.
Au moment ou il allait payer, Elfy, a laquelle le general avait dit un
mot a l'oreille, placa devant le soldat une tasse de cafe et un verre
d'eau-de-vie. "Je n'ai pas demande ca," dit le soldat d'un air moitie
Effraye.
ELFY.--Je le sais bien, Monsieur; aussi cela n'entre pas dans le compte;
nous donnons aux militaires la tasse et le petit verre par-dessus le
marche.
Le soldat se rassit et avala lentement avec delices le cafe et
l'eau-de-vie.
LE SOLDAT.--Bien des remerciements, Mam'selle; je n'oublierai pas
l'Ange-Gardien ni ses aimables hotesses.
"De quel cote allez-vous, mon brave?"
--Aux eaux de Bagnoles, repondit le soldat surpris.
LE GENERAL.--J'y vais aussi. Nous pourrons nous retrouver
|