ai dit jadis, et
on ne veut pas, devant une jeune fille et une jeune femme, passer pour
un infirme, un podagre, un vieillard decrepit.
MOUTIER.--Je vous assure, mon general...
LE GENERAL.--Je vous dis que ce n'est pas vrai, que c'est comme ca.
MOUTIER.--Mais, mon general...
LE GENERAL.--Il n'y a pas de mais; vous croyez que je n'ai pas vu votre
malice de vous mettre a courir comme un derate pour me narguer. Vous
vous disiez: "Tu t'assoiras, mon bonhomme; tu te reposeras, mon vieux!
Je cours, toi tu t'arretes; je gambade, toi tu tombes. Vivent les
jeunes! A bas les vieux!" Voila ce que vous pensiez, Monsieur; et votre
bouche souriante en dit plus que votre langue.
MOUTIER.--Je suis bien fache, mon general, que ma bouche...
LE GENERAL.--Fache, par exemple! Vous etes enchante; vous riez sous
cape; vous voudriez me voir tirer la langue et trainer la jambe, et que
je restasse en chemin, pour dire: "Voila pour punir l'orgueil de ce
vieux tamis crible de balles et de coups de baionnette!" Car j'en ai eu
des blessures; personne n'en a eu comme moi. Oui, Monsieur, quoi que
vous en disiez; quand vous m'avez ramasse a Malakoff, au moment ou
j'allais sauter une seconde fois, j'avais plus de cinquante blessures
sur le corps; et sans vous, Monsieur, je ne m'en serais jamais tire;
c'est vous qui m'avez sauve la vie, je le repete et je le dirai jusqu'a
la fin de mes jours; et vous avez beau me lancer des regards furieux (ce
qui est fort inconvenant de la part d'un sergent a un general), vous
ne me ferez pas taire, et je crierai sur les toits: "c'est Moutier, le
brave sergent des zouaves, qui m'a sauve au risque de perir avec moi et
pour moi; et je ne l'oublierai jamais, et je l'aime, et je ferai tout ce
qu'il voudra, et il fera de moi ce qu'il Voudra."
Le general, emu de sa colere passee et de son attendrissement present,
tendit la main a Moutier qui s'assit pres de lui.
"Reposons-nous encore, mon general; je ne fais qu'arriver; moi aussi
j'ai une blessure qui me gene pour marcher, et je serais bien aise de..."
--Vrai? dit le general avec une satisfaction evidente, vous avez
vraiment besoin de vous reposer?
MOUTIER.--Tres vrai, mon general. Ce que vous avez pris pour de la
malice etait de la bravade, de l'entrain de zouave. Ah! qu'il fait bon
se reposer au frais! continua-t-il en s'etendant sur l'herbe comme s'il
se sentait reellement fatigue.
Le general, enchante, se laissa aller et s'appuya franchement contre
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