le jour meme ou le venais de donner a mes enfants mon dernier
morceau de pain et ou j'allais les emmener pour chercher de l'ouvrage
ailleurs, je fus pris par les gendarmes et force de rejoindre sous
escorte, malgre mes supplications et mon desespoir. Un des gendarmes me
promit de revenir chercher mes enfants; j'ai su depuis qu'il ne l'avait
pas pu de suite, et que plus tard il ne les avait plus retrouves. Arrive
au corps, je fus mis au cachot pour n'avoir pas rejoint a temps. Lorsque
j'en sortis, je demandai un conge pour aller chercher mes enfants et les
faire recevoir enfants de troupe; mon colonel, qui etait un brave homme,
y consentit; quand je revins a Kerbiniac, il me fut impossible de
retrouver aucune trace de mes enfants; personne ne les avait vus. Je
courus tous les environs nuit et jour, je m'adressai a la gendarmerie,
a la police des villes. Je dus rejoindre mon regiment et partir pour le
Midi sans savoir ce qu'etaient devenus ces chers bien-aimes. Dieu sait
ce que j'ai souffert. Jamais ma pensee n'a pu se distraire du souvenir
de mes enfants et de ma femme. Et, si je n'avais conserve les sentiments
religieux de mon enfance, je n'aurais pas pu supporter la vie de douleur
et d'angoisse a laquelle je me trouvais condamne. Tout m'etait egal,
tout, excepte d'offenser le bon Dieu. Voila toute mon histoire, mon
general; elle est courte, mais bien remplie par la souffrance.
XVIII
Premiere inquietude paternelle.
Jacques et Paul avaient ecoute parler leur pere sans le quitter des
yeux; ils se serraient de plus en plus contre lui; quand il eut fini,
tous deux se jeterent dans ses bras; Paul sanglotait, Jacques pleurait
tout bas. Leur pere les embrassait tour a tour, essuyait leurs larmes.
"Tout est fini a present, mes cheris! Plus de malheur, plus de
tristesse! Je serai tout a vous et vous serez tout a moi."
--Et maman Blidot, et tante Elfy? dit Jacques avec anxiete. Est-ce que
nous ne serons plus a elles?
DERIGNY. Toujours, mon enfant, toujours. Vous les aimez donc bien?
JACQUES.--Oh! papa, je crois bien que nous les aimons! elles sont si
bonnes, si bonnes, que c'est comme maman et vous. Vous resterez avec
nous, n'est-ce pas? Le pauvre Derigny n'avait pas encore songe a ce lien
de coeur et de reconnaissance de ses enfants; en le brisant, il leur
causait un chagrin dont tout son coeur paternel se revoltait; s'il les
laissait a leurs bienfaitrices, lui-meme devait donc les perdre encore
une fois, s'en se
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