les yeux. J'etais debout contre le mur,
ma cruche a la main, tout rouge et tout honteux. Pensez! etre surpris
ainsi comme un porteur d'eau, mal peigne, ruisselant, le cou nu, la
chemise entrouverte... quelle humiliation! J'aurais voulu entrer dans la
muraille.... La dame me regarda un moment bien en face d'un air de
reine indulgente, avec un petit sourire, puis elle passa.... Quand je
remontai, j'etais furieux. Je racontai mon aventure a Jacques, qui se
moqua beaucoup de ma vanite; mais le lendemain, il prit la cruche sans
rien dire et descendit. Depuis lors, il descendit ainsi tous les matins;
et moi, malgre mes remords, je le laissais faire: j'avais trop peur de
rencontrer encore la dame du premier.
Le menage fini, Jacques s'en allait chez son marquis, et je ne le
revoyais plus que dans la soiree. Je passais mes journees tout seul, en
tete-a-tete avec la Muse ou ce que j'appelais la Muse. Du matin au soir,
la fenetre restait ouverte avec ma table devant, et sur cet etabli, du
matin au soir j'enfilais des rimes. De temps en temps un pierrot venait
boire a ma gouttiere; il me regardait un moment d'un air effronte, puis
il allait dire aux autres ce que je faisais, et j'entendais le bruit sec
de leurs petites pattes sur les ardoises.... J'avais aussi les cloches
de Saint-Germain qui me rendaient visite plusieurs fois dans le jour.
J'aimais bien quand elles venaient me voir. Elles entraient bruyamment
par la fenetre et remplissaient la chambre de musique. Tantot des
carillons joyeux et fous precipitaient leurs doubles croches, tantot
des glas noirs, lugubres, dont les notes tombaient une a une comme des
larmes. Puis j'avais les angelus: l'angelus de midi, un archange aux
habits de soleil qui entrait chez moi tout resplendissant de lumiere;
l'angelus du soir, un seraphin melancolique qui descendait dans un rayon
de lune et faisait toute la chambre humide en y secouant ses grandes
ailes....
La Muse, les pierrots, les cloches, je ne recevais jamais d'autres
visites. Qui serait venu me voir? Personne ne me connaissait. A la
cremerie de la rue Saint-Benoit, j'avais toujours soin de me mettre a
une petite table a part de tout le monde; je mangeais vite, les
yeux dans mon assiette; puis, le repas fini, je prenais mon chapeau
furtivement et je rentrais a toutes jambes. Jamais une distraction,
jamais une promenade; pas meme la musique au Luxembourg. Cette timidite
maladive que je tenais de Mme Eyssette etait encore augmentee pa
|