e fois seul, le Cevenol donna une telle
extension aux affaires qu'en trois ans il eut paye les Lalouette, et
se trouva, franc de toute redevance, a la tete d'une belle boutique
admirablement achalandee... Juste a ce moment, comme si elle eut attendu
pour mourir que son homme n'eut plus besoin d'elle, la grande Roberte
tomba malade et mourut d'epuisement.
Voila le roman de Pierrotte, tel que Jacques me le racontait ce soir-la
en nous en allant au passage du Saumon; et comme la route etait
longue--on avait pris le plus long pour montrer aux Parisiens ma
jaquette neuve--, je connaissais mon Cevenol a fond avant d'arriver chez
lui. Je savais que le bon Pierrotte avait deux idoles auxquelles il ne
fallait pas toucher, sa fille et M. Lalouette. Je savais aussi qu'il
etait un peu bavard et fatigant a entendre, parce qu'il parlait
lentement, cherchait ses phrases, bredouillait et ne pouvait pas dire
trois mots de suite sans y ajouter: "C'est bien le cas de le dire...."
Ceci tenait a une chose: le Cevenol n'avait jamais pu se faire a notre
langue. Tout ce qu'il pensait lui venant aux levres en patois du
Languedoc, il etait oblige de mettre a mesure ce languedocien en
francais, et les "C'est bien le cas de le dire...." dont il emaillait
ses discours, lui donnaient le temps d'accomplir interieurement ce
petit travail. Comme disait Jacques, Pierrotte ne parlait pas, il
traduisait.... Quant a Mlle Pierrotte, tout ce que j'en pus savoir,
c'est qu'elle avait seize ans et qu'elle s'appelait Camille, rien de
plus; sur ce chapitre-la mon Jacques restait muet comme un esturgeon.
Il etait environ neuf heures quand nous fimes notre entree dans
l'ancienne maison Lalouette. On allait fermer. Boulons, volets, barres
de fer, tout un formidable appareil de cloture gisait par tas sur le
trottoir, devant la porte entrebaillee... Le gaz etait eteint et tout le
magasin dans l'ombre, excepte le comptoir, sur lequel posait une lampe
en porcelaine eclairant des piles d'ecus et une grosse face rouge qui
riait. Au fond, dans l'arriere-boutique, quelqu'un jouait de la flute.
"Bonjour, Pierrotte! cria Jacques en se campant devant le comptoir....
(J'etais a cote de lui, dans la lumiere de la lampe....) Bonjour,
Pierrotte!"
Pierrotte, qui faisait sa caisse, leva les yeux a la voix de Jacques;
puis, en m'apercevant, il poussa un cri, joignit les mains, et resta la,
stupide, la bouche ouverte, a me regarder.
"Eh bien, fit Jacques d'un air de triomphe
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