'oncle Baptiste et l'existence lugubre que Mme
Eyssette menait chez lui, je ne les connus que plus tard; pourtant, des
mon arrivee dans la maison, je compris que, quoi qu'elle en dit, ma mere
ne devait pas etre heureuse... Quand j'entrai, on venait de se mettre a
table pour le diner. Mme Eyssette bondit de joie en me voyant, et,
comme vous pensez, elle embrassa son petit Chose de toutes ses forces.
Cependant la pauvre mere avait l'air genee; elle parlait peu,--toujours
sa petite voix douce et tremblante, les yeux dans son assiette. Elle
faisait peine a voir avec sa robe etriquee et toute noire.
L'accueil de mon oncle et de ma tante fut tres froid. Ma tante me
demanda d'un air effraye si j'avais dine. Je me hatai de repondre que
oui... La tante respira; elle avait tremble un instant pour son diner.
Joli, le diner! des pois chiches et de la morue.
L'oncle Baptiste, lui, me demanda si nous etions en vacances... Je
repondis que je quittais l'Universite, et que j'allais a Paris rejoindre
mon frere Jacques, qui m'avait trouve une bonne place. J'inventai ce
mensonge pour rassurer la pauvre Mme Eyssette sur mon avenir et puis
aussi pour avoir l'air serieux aux yeux de mon oncle.
En apprenant que le petit Chose avait une bonne place, la tante Baptiste
ouvrit de grands yeux.
"Daniel, dit-elle, il faudra faire venir ta mere a Paris... La pauvre
chere femme s'ennuie loin de ses enfants; et puis, tu comprends! c'est
une charge pour nous, et ton oncle ne peut pas toujours etre _la vache a
lait_ de la famille.
--Le fait est, dit l'oncle Baptiste, la bouche pleine, que je suis _la
vache a lait_..." Cette expression de _vache a lait_ l'avait ravi, et il
la repeta plusieurs fois avec la meme gravite...
Le diner fut long, comme entre vieilles gens. Ma mere mangeait peu,
m'adressait quelques paroles et me regardait a la derobee; ma tante la
surveillait.
"Vois ta soeur! disait-elle a son mari, la joie de retrouver Daniel lui
coupe l'appetit. Hier elle a pris deux fois du pain, aujourd'hui une
fois seulement."
Ah! chere Mme Eyssette, comme j'aurais voulu vous emporter ce soir-la,
comme j'aurais voulu vous arracher a cette impitoyable _vache a lait_
et a son epouse; mais, helas! je m'en allais au hasard moi-meme, ayant
juste de quoi payer ma route, et je pensais bien que la chambre de
Jacques n'etait pas assez grande pour nous tenir tous les trois. Encore
si j'avais pu vous parler, vous embrasser a mon aise; mais non! On ne
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