mourraient, et que nous perdrions tout ce que nous aimions. Nos rires
cesserent peu a peu. Une vague peur nous envahit a cause de la
repetition monotone de cette mort qu'on nous jetait a la tete. Quand
je rentrai a la maison ce matin-la, tres emu, malgre moi, par un si
furieux discours, je regardai mon pere et ma mere comme je ne les
avais encore jamais regardes. Ils allaient et venaient, comme a
l'ordinaire, sans deviner que je les observais. Ils rirent meme d'une
reflexion de Bernard: je les entendis rire, d'un bon rire tout pareil
a celui que nous avait inspire le malencontreux portier dans sa boite.
Ah! ce rire, surtout celui de mon pere qui etait puissant et sonore et
donnait une magnifique impression de sante, quel soulagement pour moi,
et comme il chassa ma curiosite deja pleine d'epouvante!
"Allons donc, pensai-je dans mon petit cerveau, mon professeur a menti
comme un arracheur de dents. Ils ne mourront pas, c'est certain. Ils
ne pourront pas mourir. D'abord, quand on rit, c'est qu'on ne meurt
pas."
Cette constatation me suffit. Pour moi-meme, la question ne se posait
pas. Ils etaient devant et moi derriere. Et, puisque eux-memes ne
risquaient rien, comment la mort aurait-elle pu me prendre en passant
par-dessus?
Mon interrogation: _Est-ce que je vais mourir?_ etait donc simplement
destinee a me rendre interessant. Leur presence me preservait.
Ma mere et tante Dine, m'evitant toute figure etrangere, me veillaient
a tour de role, ma mere deux nuits sur trois, et je la preferais. Elle
glissait dans la chambre comme une voile sur le lac, sans aucun bruit.
Je ne m'apercevais pas de ses mouvements. Ses soins se confondaient
avec ses caresses, tandis que tante Dine, la chere femme, au prix d'un
effort considerable, me secouait et me tarabustait.
Le role important que je jouais ne me deplaisait pas. Il me semblait
que j'etais redevenu plus petit que mon frere Jacques et ma soeur
Nicole, et qu'on pouvait bien me bercer avec des chansons. Je
reclamais _Venise_ ou _l'Etang_, surtout _l'Etang_, a cause de ma
propre noyade; et l'on croyait que je delirais. Je revois
distinctement dans ma memoire ces deux visages penches, et beaucoup
plus nettement encore celui de mon pere, qui me rendait
continuellement visite et a qui je ne connaissais pas cette expression
attentive, immobile, presque durcie qu'il montrait en suivant sur mon
corps le travail de la maladie. C'etait son visage professionnel apres
l'examen, il s
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