--Il ne pense plus a toi; j'en ai des preuves.
Indignee de la conduite de son pere, Marie fut tentee de le confondre en
mettant sous ses yeux la lettre de Francois. Mais elle s'arreta a temps,
dans la crainte de compromettre son bonheur et celui de son amant.
--Quel est donc le merite de Francois? poursuivit Pierre Vardouin. On lui
prodigue les eloges; mais cela durera-t-il? Quelle est sa fortune? A-t-il
de la naissance?
--Mais je l'aime! s'ecria Marie d'un ton dechirant.
Pierre Vardouin comprit en cet instant que tout l'avenir de sa fille etait
attache a la satisfaction de son amour pour Francois. Son premier, son bon
mouvement, celui que lui dictait son instinct de pere, allait peut-etre lui
arracher un consentement. Marie attendait son arret en fremissant,
lorsqu'un bruit de voix, parti de la rue, parvint jusqu'aux oreilles de
Pierre Vardouin et paralysa son elan genereux.
--Il est impossible, disait-on, de voir quelque chose de plus beau que
l'eglise de Norrey. La construction de Pierre Vardouin est une bicoque, en
comparaison de celle de Francois!
Quand il se fait une perturbation dans les lois de la nature, le physicien
n'a plus qu'a deposer ses instruments d'experimentation en attendant la fin
du desordre. Ne doit-il pas en etre de meme du moraliste? Que viendrait
faire sa science en presence des cataclysmes du coeur humain? Sa methode,
si incertaine d'ailleurs, oserait-elle balbutier une explication des orages
qui troublent le coeur et aveuglent l'esprit, au point d'aneantir les
affections les plus saintes? Qu'il se taise alors; ou, s'il veut faire de
la statistique, qu'il constate une monstruosite de plus.
La jalousie de Pierre Vardouin s'etait reveillee, plus active, plus
effroyable que jamais. Il ne se contentait pas de hair Francois de toutes
les forces de son ame. Il embrassait dans son inimitie tout ce qui pouvait
porter quelque interet a son ancien apprenti. Il lanca un regard terrible a
sa fille et sortit en blasphemant.
Marie profita de son absence pour s'abandonner librement a sa douleur. Il
etait trop evident a ses yeux qu'elle n'avait plus a esperer que dans la
misericorde de Dieu. Elle attendit avec resignation le retour de son pere.
Leur souper fut, comme on l'imagine, d'une tristesse mortelle. Pas un mot
ne fut echange entre le pere et la fille. Marie retenait a peine ses
sanglots.
Cependant la nuit commencait a remplir tout de son ombre, et l'heure du
rendez-vous approchait.
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