au
fond de la voiture, ou elle restait les yeux fermes, aneantie, tandis
que la vieille Crenmitz, croyant a son chagrin, la voyant si nerveuse,
s'efforcait de la consoler, pleurait elle-meme sur leur separation, et,
se cachant aussi, laissait toute la portiere du fiacre au grand
sloughi algerien, sa tete fine flairant le vent, et ses deux pattes
despotiquement appuyees avec une raideur heraldique. Enfin, apres mille
detours interminables, le fiacre s'arreta tout a coup, s'ebranla encore
peniblement au milieu de cris et d'injures, puis ballotte, souleve,
les bagages de son faite menacant son equilibre, il finit par ne plus
bouger, arrete, maintenu, comme a l'ancre.
"Bon Dieu! que de monde!... murmura la Crenmitz, terrifiee."
Felicia sortit de sa torpeur:
"Ou sommes-nous donc?"
Sous un ciel incolore, enfume, raye d'une pluie a fins reseaux tendue
en gaze sur la realite des choses, une place s'etendait, un carrefour
immense, comble par un ocean humain s'ecoulant de toutes les voix
aboutissantes, immobilise la autour d'une haute colonne de bronze qui
dominait cette houle comme le mat gigantesque d'un navire sombre. Des
cavaliers par escadrons, le sabre au poing, des canons en batteries
s'espacaient au bord d'une travee libre, tout un appareil farouche
attendant celui qui devait passer tout a l'heure, peut-etre pour essayer
de le reprendre, l'enlever de vive force a l'ennemi formidable qui
l'emmenait. Helas! Toutes les charges de cavalerie, toutes les
canonnades n'y pouvaient plus rien. Le prisonnier s'en allait solidement
garotte, defendu par une triple muraille de bois dur, de metal et de
velours inaccessible, et ce n'etait pas de ces soldats qu'il pouvait
esperer sa delivrance.
"Allez-vous-en... je ne veux pas rester la," dit Felicia furieuse,
attrapant le carrick mouille du cocher, prise d'une terreur folle a
l'idee du cauchemar qui la poursuivait, de ce qu'elle entendait venir
dans un affreux roulement encore lointain, plus proche de minute en
minute. Mais, au premier mouvement des roues, les cris, les huees
recommencerent. Pensant qu'on le laisserait franchir la place, le
cocher avait penetre a grand'peine jusqu'aux premiers rangs de la foule
maintenant refermee derriere lui et refusant de lui livrer passage.
Nul moyen de reculer ou d'avancer. Il fallait rester la, supporter ces
haleines de peuple et d'alcool, ces regards curieux allumes d'avance
pour un spectacle exceptionnel, et devisageant la belle voyag
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