er sa
rancon. Meme chez les intimes, ce froid glacial avait penetre. Pourtant
quelques-uns lui etaient tres attaches. Mais Cardailhac surveillait
trop l'ordre et la marche de la ceremonie pour se livrer au moindre
attendrissement, d'ailleurs en dehors de sa nature. Le vieux Monpavon,
frappe au coeur, aurait trouve d'une tenue deplorable tout a fait
indigne de son illustre ami la moindre flexion de sa cuirasse de toile
et de sa haute taille. Ses yeux restaient secs, aussi luisants que
jamais, puisque les Pompes funebres fournissent les larmes des grands
deuils, brodees d'argent sur drap noir. Quelqu'un pleurait cependant,
la-bas, parmi les membres du bureau; mais celui-la s'attendrissait bien
naivement sur lui-meme. Pauvre Nabab, amolli par ces musiques, cette
pompe, il lui semblait qu'il enterrait toute sa fortune, toutes ses
ambitions de gloire et de dignite. Et c'etait encore une variete
d'indifference.
Dans le public le contentement d'un beau spectacle, cette joie de faire
d'un jour de semaine un dimanche dominaient tout autre sentiment. Sur le
parcours des boulevards, les spectateurs des balcons auraient presque
applaudi; ici, dans les quartiers populeux, l'irreverence se manifestait
encore plus franchement. Des blagues, des mots de voyou sur le mort et
ses frasques que tout Paris connaissait, des rires souleves par les
grands chapeaux des rabbins, la "touche" du conseil des prud'hommes, se
croisaient dans l'air entre deux roulements de tambour. Les pieds dans
l'eau, en blouse, en bourgeron, la casquette levee par habitude, la
misere, le travail force, le chomage et la greve, regardaient passer en
ricanant cet habitant d'une autre sphere, ce brillant duc descendu de
tous ses honneurs, et qui jamais peut-etre de son vivant n'avait aborde
cette extremite de ville. Mais voila. Pour arriver la-haut ou tout
le monde va, il faut prendre la route de tout le monde, le faubourg
Saint-Antoine, la rue de la Roquette, jusqu'a cette grande porte
d'octroi si largement ouverte sur l'infini. Et dame! cela semble bon de
voir que des seigneurs comme Mora, des ducs, des ministres, remontent
tous le meme chemin pour la meme destination. Cette egalite dans la mort
console de bien des injustices de la vie. Demain, le pain semblera moins
cher, le vin meilleur, l'outil moins lourd, quand on pourra se dire
en se levant: "Tout de meme, ce vieux Mora, il y est venu comme les
autres!..."
Le defile continuait toujours, plus fatigant encore
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