nfamies,
de tout le mal qu'il avait fait au Nabab, qu'il etait en train de lui
faire encore, lui revint tout a coup avec une peur horrible poussee au
paroxysme, lorsqu'une main de fer brusquement le harponna. Une sueur de
lachete courut par tous ses membres avachis, son visage jaunit encore,
ses yeux clignoterent au vent de la formidable claque qu'il attendait
venir, tandis que ses gros bras se levaient instinctivement pour parer
le coup.
"Oh! n'aie pas peur... Je ne te veux pas de mal, dit Jansoulet
tristement... Seulement je viens te demander de ne plus m'en faire."
Il s'arreta pour respirer. Le banquier, stupide, effare, ouvrait ses
yeux ronds de chouette devant cette emotion suffocante.
"Ecoute, Lazare, c'est toi qui es le plus fort a cette guerre que nous
nous faisons depuis si longtemps... Je suis a terre, j'y suis, la...
Les epaules ont touche... Maintenant, sois genereux, epargne ton vieux
copain. Fais-moi grace, voyons, fais-moi grace..."
Tout tremblait en ce Meridional effondre, amolli par les demonstrations
de la ceremonie funebre. Hemerlingue, en face de lui, n'etait guere plus
vaillant. Cette musique noire, cette tombe ouverte, les discours, la
canonnade et cette haute philosophie de la mort inevitable, tout cela
lui avait remue les entrailles, a ce gros baron. La voix de son ancien
camarade acheva de reveiller ce qui restait d'humain dans ce paquet de
gelatine.
Son vieux copain! C'etait la premiere fois depuis dix ans, depuis la
brouille, qu'il le revoyait de si pres. Que de choses lui rappelaient
ces traits basanes, ces fortes epaules si mal taillees pour l'habit
brode! La couverture de laine mince et trouee, dans laquelle ils se
roulaient tous deux pour dormir sur le pont du _Sinai_, la ration
partagee fraternellement, les courses dans la campagne brulee de
Marseille ou l'on volait de gros oignons qu'on mangeait crus au revers
d'un fosse, les reves, les projets, les sous mis en commun, et quand
la fortune commenca a leur sourire, les farces qu'ils avaient faites
ensemble, les bons petits soupers fins ou l'on se disait tout, les
coudes sur la table.
Comment peut-on en arriver a se brouiller quand on se connait si
bien, quand on a vecu comme deux jumeaux pendus a une maigre et forte
nourrice, la misere, partage son lait aigri et ses rudes caresses! Ces
pensees, longues a analyser, traversaient comme un eclair l'esprit
d'Hemerlingue. Presque instinctivement il laissa tomber sa main lourde
dans
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