Le charpentier ne lache pas son idee.
Il lui faut une transformation subite.
Et il conduit "son fils" tout droit chez le tailleur du college.
La boutique est neuve, les comptoirs luisants, des messieurs bien mis,
qui ressemblent a ceux que l'on voit dans les gravures coloriees,
appendues aux murailles, ouvrent la porte aux clients avec un petit
sourire protecteur.
Ils mettent sous les yeux du pere Maugendre une prime des _Modes
illustrees_, ou un collegien fume en compagnie d'une amazone, d'un
gentleman en complet de chasse, et d'une mariee vetue de satin blanc.
Justement, le tailleur a sous la main la _tunique type_ rembourree
devant et derriere, a basques carrees, a boutons d'or.
Il l'etale sous les yeux du charpentier, qui s'ecrie rayonnant
d'orgueil.
"Tu auras l'air d'un militaire la-dedans!"
Un monsieur en bras de chemise, qui porte un metre autour du cou,
s'approche de l'eleve Maugendre.
Il lui mesure le tour des cuisses, la taille et la colonne vertebrale.
Cette operation rappelle au petit marinier des souvenirs qui lui noient
les yeux de larmes! Les tics du pauvre pere Louveau, les coleres de la
femme de tete, tout ce qu'il a laisse derriere lui.
C'est bien fini, maintenant.
Le jeune homme correct que Victor apercoit en pantalon d'uniforme, dans
la grande glace d'essayage, n'a plus rien de commun avec le "petit
derriere" de la _Belle-Nivernaise_.
Le tailleur pousse dedaigneusement du bout du pied, sous l'etabli, la
vareuse humiliee, comme un paquet de loques.
Victor sent que c'est tout son passe qu'on lui a fait quitter la.
Qu'est-ce a dire, quitter!
Voici qu'on lui defend meme de se souvenir!
"Il faut rompre avec les vices de votre education premiere", dit
severement M. le principal, qui ne dissimule pas sa mefiance.
Et, pour faciliter cette regeneration, on decide que l'eleve Maugendre
ne sortira du college que tous les premiers dimanches des mois.
Oh! comme il pleure, le premier soir, au fond du dortoir triste et
froid, tandis que les autres ecoliers ronflent dans leurs lits de fer,
et que le pion devore un roman, en cachette, a la lueur d'une veilleuse!
Comme il souffre pendant l'heure maudite de recreations, tandis que les
camarades le bousculent et le houspillent!
Comme il est triste en etude, le nez dans son pupitre, tremblant aux
coleres du pion qui tape a tour de bras sur la chaire en repetant
toujours la meme phrase:
"Un peu de silence, messieurs."
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