e fruit jusqu'a sa bouche. L'enfant, lui, ne prenait pas meme
cette peine. Les plus belles figues tombaient a ses cotes sans qu'il
tournat seulement la tete. Le maitre, du coin de l'oeil, observait cette
magnifique indolence; mais il continuait a ne souffler mot.
Une heure, deux heures se passerent ainsi... Pensez que le pauvre
tourneur de tuyaux de pipe commencait a trouver la seance un peu longue.
Pourtant il n'osait rien dire, et demeurait la, immobile, les yeux
fixes, les jambes croisees, envahi lui-meme par l'atmosphere de paresse
qui flottait dans la chaleur du clos avec une vague odeur de banane et
d'orange cuites.
Tout a coup, voila une grosse figue qui tombe de l'arbre et vient
s'aplatir sur la joue de l'enfant. Belle figue, par Allah! rose, sucree,
parfumee comme un rayon de miel. Pour la faire entrer dans sa bouche,
l'enfant n'avait qu'a la pousser du doigt; mais il trouvait cela encore
trop fatigant, et il restait ainsi, sans bouger, avec ce fruit qui lui
embaumait la joue. A la fin, la tentation devint trop forte; il cligna
de l'oeil vers son pere et l'appela d'une voix dolente:
"Papa, dit-il, papa... mets-la-moi dans la bouche..."
A ces mots, Sidi Lakdar qui tenait une figue a la main la rejeta bien
loin, et s'adressant au pere avec colere:
"Et voila l'enfant que tu viens m'offrir pour apprenti! Mais c'est lui
qui est mon maitre! C'est lui qui doit me donner des lecons!"
Puis, tombant a genoux, la tete contre terre, devant l'enfant toujours
couche:
"Je te salue, dit-il, o pere de la paresse!..."
PREMIER HABIT
SOUVENIR DE JEUNESSE
Comment l'avais-je eu, cet habit? Quel tailleur des temps primitifs,
quel inespere Monsieur Dimanche s'etait, sur la foi de fantastiques
promesses, decide a me l'apporter, un matin, tout flambant neuf, et
artistement epingle dans un carre de lustrine verte? Il me serait
bien difficile de le dire. De l'honnete tailleur, je ne me rappelle
rien--tant de tailleurs depuis ont traverse ma vie!--rien, si ce n'est,
dans un lumineux brouillard, un front pensif avec de grosses moustaches.
L'habit, par exemple, est la, devant mes yeux. Son image, apres vingt
ans, reste encore dans ma memoire comme sur l'imperissable airain. Quel
collet, jeunes gens, et quels revers! Quels pans, surtout, tailles en
bec de flute! Il participait a la fois des graces troubadouresques de
la Restauration et de la severite spartiate du premier Empire. Il me
sembla, quand je l'endossai, que
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