les pensees de Lorraine. Nancy,
oublieuse du passe, m'avait choque, mais dans ces campagnes, ou tout est
souvenir de nos aieux et qui, repliees sur elles-memes, n'ont pas
remplace la grande morte qui les animait, je me sentis avec une nettete
singuliere l'heritier d'une race injustement vaincue. De rares
paysans--mes freres, car nos aieux communs combattaient aupres de nos
ducs--passaient, me saluant, comme un ami, d'un geste grave dans ce
crepuscule. Tristement je les aimais.
A cause de l'humidite je revins jusqu'a l'auberge. Avec le soir, la
voiture du chemin de fer arriva, et j'eus le coeur serre que personne
n'en descendit pour me presser dans ses bras.
Je dinai mal, impatient d'en finir, a la lueur du petrole. Ensuite,
quand je voulus, malgre l'obscurite profonde, faire quelques pas a
l'air, car j'etais congestionne, des chiens hurlant m'intimiderent. Je
rentrai dans l'auberge, disant: "Je suis la, perdu, isole, et pourtant
des forces sommeillent en moi, et pas plus que ma race, je ne saurai les
epanouir."
Dans cette vieille salle, le silence me penetrait d'angoisse. Je sentais
bien que ce n'etait que de l'inaccoutume, que tout ce decor etait en
somme de bonte. Dans la nuit repandue, la Lorraine m'apparaissait comme
un grand animal inoffensif qui, toute energie epuisee, ne vit plus que
d'une vie vegetative; mais je compris que nous nous genions egalement,
etant l'un a l'autre le miroir de notre propre affaissement.
Pour rendre un peu sien un endroit qu'on ignore, ou l'on n'a pas sa
chaise familiere, son coin de table, et ou la lampe decoupe des ombres
inaccoutumees, le meilleur expedient est de se mettre au lit. Ce
sans-gene rechauffe la situation. Mais je n'osais appuyer ma joue sur
ces draps bis; tout mon corps se sauvait en frissonnant de ces rudes
toiles, ou, solide et confiant en moi, je me serais brutalement enfoui
au chaud.
Alors je rentrai dans mon univers. Par un effort vigoureux que
facilitaient ma detresse morale et la solitude nue de cette chambre, je
projetai hors de moi-meme ma conscience, son atmosphere et les
principales idees qui s'y meuvent. Je materialisai les formes
habituelles de ma sensibilite. J'avais la, campes devant moi comme une
carte de geographie, tous les points que, grace a mon analyse, j'ai
releves et decrits en mon ame:
D'abord un vaste territoire, mon temperament, produisant avec abondance
une belle variete de phenomenes, rebelle a certaines cultures, sterile
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