, toute
ma subtilite mesquine doivent les remplir de piete. Pas plus qu'avec les
Giotto, je n'ai merite de vivre avec les Veronese. Dans le siecle et
dans mes combats de Saint-Germain, je n'ai fait voir que cet etat
exprime par les Botticelli: tristesse tortueuse, mecontentement, toute
la bouderie des faibles et des plus distingues en face de la vie. Mais
d'etre tel, je ne me satisfais pas. Je suis venu a Venise pour
m'accroitre et pour me creer heureux. Voici cet instant arrive.
Ce soir-la, quand, tonifie de grand air et restaure par un parfait
chocolat, j'atteignis l'heure ou le soleil couchant met au loin, sur la
mer, une limpidite merveilleuse, ma puissance de sentir s'elargit. Des
instincts tres vagues qui, depuis quelques mois montaient du fond de mon
Etre, se systematiserent. Chaque parcelle de mon ame fut fortifiee,
transformee.
Une tache immense et pale couvrait l'univers devant moi, brillantee sur
la mer, rosee sur les maisons; le ciel presque incolore s'accentuait au
couchant jusqu'a la rougeur enorme du soleil decline. Et toute cette
teinte lavee semblait s'etre adoucie, pour que je passe aisement aborder
la beaute instructive de Venise et que rien ne m'en blessat: mousse
sucree du champagne qu'on fait boire aux anemiques.
La seule image d'effort que j'y vis, c'etait sur l'eau un gondelier se
detachant en noir avec une nettete extreme, presque risible. D'un rythme
lent, tres precis, il faisait son travail, qui est simplement de
deplacer un peu d'eau pour promener un homme qui dort.
Et devant ce bonheur orne, je sentis bien que j'etais vaincu par Venise.
Au contact de la loi que sa beaute revele, la loi que je servais
faillit. J'eus le courage de me renoncer. Mon contentement systematique
fit place a une sympathie aisee, facile, pour tout ce qui est moi-meme.
Hier je compliquais ma misere, je reprouvais des parties de mon etre:
j'entretenais sur mes levres le sourire dedaigneux des Botticelli, et
chaque jour, par mes subtilites, je me dessechais. Desormais convaincu
que Venise a tire de soi une vision de l'univers analogue et superieure
a celle que j'edifiais si peniblement, je pretends me guider sur le
developpement de Venise.
Au lieu de replier ma sensibilite et de lamenter ce qui me deplait en
moi, j'ordonnerai avec les meilleures beautes de Venise un reve de vie
heureuse pour le contempler et m'y conformer.
* * * * *
I
VENISE
SA BEAUTE DU DEHORS
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