le! Tout le
peuple des createurs de jadis, il le repete a satiete, l'embrouille, lui
donne la fievre, le met en lambeaux, a force de frissons! mais il
l'inonde de lumiere. C'est la son oeuvre, debordante de souvenirs
fragmentaires, pele-mele de toutes les ecoles, heurtee, sans frein ni
convenance, dites-vous, mais ou l'harmonie nait d'une incomparable
vibration lumineuse.--Ainsi mon unite est faite de toute la clarte que
je porte parmi tant de visions accumulees en moi.
Tiepolo est le centre conscient de sa race. En lui, comme en moi, toute
une race aboutit. Il ne cree pas la beaute, mais il fait voir infiniment
d'esprit, d'ingeniosite; c'est la conscience la plus ornee qu'on puisse
imaginer, et chez lui la force, depouillee de sa premiere energie,
invente une grace ignoree des sectaires. Ah! ces airs de tete, ces
attitudes, ces pretentions, cet elan charmant et qui sans cesse se
brise! Ce qu'il aime avant tout, c'est la lumiere; il en inonde ses
tableaux; les contours se perdent, seules restent des taches colorees
qui se penetrent et se fondent divinement.--Ainsi, j'ai perdu le
souvenir des anecdotes qui concernaient mes diverses emotions, et seule
demeure, au fond de moi, ma sensibilite qui prend, selon ses hauts et
ses bas, des teintes plus ou moins vives. Ciel, drapeaux, marbres,
livres, adolescents, tout ce que peint Tiepolo est eraille, fripe,
devore par sa fievre et par un torrent de lumiere, ainsi que sont mes
images interieures que je m'enerve a eclairer durant mes longues
solitudes.
Dans une suite de _Caprices_, livres d'eaux-fortes pour ses sensations
au jour le jour, Tiepolo nous a dit toute sa melancolie. Il etait trop
sceptique pour pousser a l'amertume. Ses conceptions ont cette lassitude
qui suit les grandes voluptes et que leur preferent les epicuriens
delicats. Il sentait une fatigue confuse des efforts heroiques de ses
peres, et tout en gardant la noble attitude qu'ils lui avaient lentement
formee par leur gloire, il en souriait. Les _Caprices_ de Tiepolo sont
des recueils heroiques, ou toutes les ames de Venise sont reunies; mais
tant de siecles se resumant en figures symboliques, ce sourire inavoue,
cette melancolie dans l'opulence sont d'un scepticisme trop delicat pour
la masse des hommes. Un homme trop clairvoyant parait enigmatique.
On traite volontiers d'obscur ce qu'on ne comprend pas; cela est vrai
grammaticalement, mais il appartient au poete de faire sentir ce qui ne
peut etre compris
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