de mes
premieres et constantes opinions. Ils peuvent temoigner que, dans _la
Cocarde_, en 1894, nous avons trace avec une singuliere vivacite, dont
s'effrayaient peut-etre tels amis d'aujourd'hui, tout le programme du
"nationalisme" que, depuis longtemps, nous appelions par son nom.
Ce n'est pas nous qui avons change, c'est l'"Affaire" qui a place bien
des esprits a un nouveau point de vue. "Tiens, disent-ils, Barres a
cesse de nous deplaire." J'en suis profondement heureux, mais je ne fis
que suivre mon chemin, et chaque annee je portais la meme couronne, les
memes pensees sur une tombe en exil[1].
Sur quoi donc me fait-on querelle? Je n'allai point droit sur la verite
comme une fleche sur la cible. L'oiseau s'oriente, les arbres pour
s'elever etagent leurs ramures, toute pensee procede par etapes. On ne
m'a point trouve comme une perle parfaite, quelque beau matin, entre
deux ecailles d'huitre. Comme j'y aspirais dans _Sous l'oeil des
Barbares_ et dans _Un Homme libre_, je me fis une discipline en gardant
mon independance. _Un Homme libre_, pauvre petit livre ou ma jeunesse se
vantait de son isolement! J'echappais a l'etouffement du college, je me
liberais, me delivrais l'ame, je prenais conscience de ma volonte. Ceux
qui connaissent la jeune litterature francaise declareront que ce livre
eut des suites. Je me suis etendu, mais il demeure mon expression
centrale. Si ma vue embrasse plus de choses, c'est pourtant du meme
point que je regarde. Et si l'_Homme libre_ incita bien des jeunes gens
a se differencier des _Barbares_ (c'est-a-dire des etrangers), a
reconnaitre leur veritable nature, a faire de leur "ame" le meilleur
emploi, c'est encore la meme methode que je leur propose quand je leur
dis: "Constatez que vous etes faits pour sentir en Lorrains, en
Alsaciens, en Bretons, en Belges, en Juifs."
Penser solitairement, c'est s'acheminer a penser solidairement[2]. Par
nous, les deracines se connaissent comme tels. Et c'est maintenant un
probleme social, de savoir si l'Etat leur fera les conditions
necessaires pour qu'ils reprennent racine et qu'ils se _nourrissent_
selon leurs affinites.
Au fond le travail de mes idees se ramene a avoir reconnu que le moi
individuel etait tout supporte et alimente par la societe. Idee banale,
capable cependant de feconder l'oeuvre d'un grand artiste et d'un homme
d'action. Je ne suis ni celui-ci, ni celui-la, mais j'ai passe par les
diverses etapes de cet acheminement vers le
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