on le goute en
toutes choses, quand on l'aime
veritablement.
Je le dis, un instant des choses, si beau qu'on l'imagine, ne saurait
guere m'interesser. Mon orgueil, ma plenitude, c'est de les concevoir
sous la forme d'eternite. Mon etre m'enchante, quand je l'entrevois
echelonne sur les siecles, se developpant a travers une longue suite de
corps. Mais dans mes jours de secheresse, si je crois qu'il naquit il y
a vingt-cinq ans, avec ce corps que je suis et qui mourra dans trente
ans, je n'en ai que du degout.
Oui, une partie de mon ame, toute celle qui n'est pas attachee au monde
exterieur, a vecu de longs siecles avant de s'etablir en moi. Autrement,
serait-il possible qu'elle fut ornee comme je la vois! Elle a si peu
progresse, depuis vingt-cinq ans que je peine a l'embellir! J'en conclus
que, pour l'amener au degre ou je la trouvai des ma naissance, il a
fallu une infinite de vies. L'ame qui habite aujourd'hui en moi est
faite de parcelles qui survecurent a des milliers de morts; et cette
somme, grossie du meilleur de moi-meme, me survivra en perdant mon
souvenir.
Je ne suis qu'un instant d'un long developpement de mon Etre; de meme la
Venise de cette epoque n'est qu'un instant de l'Ame venitienne. Mon Etre
et l'Etre venitien sont illimites. Grace a ma clairvoyance, je puis
reconstituer une partie de leurs developpements; mais mon horizon est
borne par ma faiblesse: jamais je n'atteindrai jusqu'au bonheur parfait
de contempler Dieu, de connaitre le Principe qui contient et qui
necessite tout. Que j'entrevoie une partie de ce qui est ou du moins de
ce qui parait etre, cela deja est bien beau.
Cette satisfaction me fut donnee, quand je contemplai dans l'ame de
Venise, mon Etre agrandi et plus proche de Dieu.
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L'Etre de Venise.
Cette qualite d'emotion, qui est constante dans Venise et dont chacun
des details de cette nation porte l'empreinte, seules la percoivent
pleinement les ames douees d'une sensibilite parente. Ce caractere
mysterieux, que je nomme l'ame de tout groupe d'humanite et qui varie
avec chacun d'eux, on l'obtient en eliminant mille traits mesquins, ou
s'embarrasse le vulgaire. Et cette elimination, cette abstraction se
font sans reflexion, mecaniquement, par la repetition des memes
impressions dans un esprit soucieux de communier directement avec tous
les aspects et toutes les epoques d'une civilisation.
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