ietude douloureuse, je ne pouvais croire
a mon bonheur, et je m'imaginais que tout ce qui m'etait arrive
n'etait qu'un songe. Marie regardait d'un air pensif, tantot moi,
tantot la route, et ne semblait pas, elle non plus, avoir repris
tous ses sens. Nous gardions le silence; nos coeurs etaient trop
fatigues d'emotions. Au bout de deux heures, nous etions deja
rendus dans la forteresse voisine, qui appartenait aussi a
Pougatcheff. Nous y changeames de chevaux. A voir la celerite
qu'on mettait a nous servir et le zele empresse du Cosaque barbu
dont Pougatcheff avait fait le commandant, je m'apercus que grace
au babil du postillon qui nous avait amenes, on me prenait pour un
favori du maitre.
Quand nous nous remimes en route, il commencait a faire sombre.
Nous nous approchames d'une petite ville ou, d'apres le commandant
barbu, devait se trouver un fort detachement qui etait en marche
pour se reunir a l'usurpateur. Les sentinelles nous arreterent, et
au cri de: "Qui vive?" notre postillon repondit a haute voix: "Le
compere du tsar, qui voyage avec sa bourgeoise."
Aussitot un detachement de hussards russes nous entoura avec
d'affreux jurements.
"Sors, compere du diable, me dit un marechal des logis aux
epaisses moustaches. Nous allons te mener au bain, toi et ta
bourgeoise."
Je sortis de la _kibitka_ et demandai qu'on me conduisit devant
l'autorite. En voyant un officier, les soldats cesserent leurs
imprecations, et le marechal des logis me conduisit chez le major.
Saveliitch me suivait en grommelant: "En voila un, de compere du
tsar! nous tombons du feu dans la flamme. O Seigneur Dieu, comment
cela finira-t-il?"
La _kibitka_ venait au pas derriere nous.
En cinq minutes, nous arrivames a une maisonnette tres eclairee.
Le marechal des logis me laissa sous bonne garde, et entra pour
annoncer sa capture. Il revint a l'instant meme et me declara que
Sa Haute Seigneurie[60] n'avait pas le temps de me recevoir,
qu'elle lui avait donne l'ordre de me conduire en prison et de lui
amener ma bourgeoise.
"Qu'est-ce que cela veut dire? m'ecriai-je furieux; est-il devenu
fou?
-- Je ne puis le savoir, Votre Seigneurie, repondit le marechal
des logis; seulement Sa Haute Seigneurie a ordonne de conduire
Votre Seigneurie en prison, et d'amener Sa Seigneurie a Sa Haute
Seigneurie, Votre Seigneurie."
Je m'elancai sur le perron! les sentinelles n'eurent pas le temps
de me retenir, et j'entrai tout droit dans la chambre
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