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que les defauts s'adoucissent toujours avec le temps et l'absence, et
vont jusqu'a s'effacer dans notre imagination.
Et puis, lorsque Marthe avait quitte le pays cinq ans auparavant, Louise
et Suzanne n'etaient que des enfants sans reflexion sur quoi que ce
soit. Maintenant c'etaient deux dragons de vertu, principalement
l'ainee, qui avait tout l'orgueil d'une beaute celebre a deux lieues a
la ronde et toute l'intolerance d'une sagesse incontestee. En quittant
le terroir ou elles brillaient de tout leur eclat, ces deux plantes
sauvages devaient necessairement (Arsene ne l'avait pas prevu) perdre
beaucoup de leur charme et de leur valeur. Au village elles donnaient le
bon exemple, rattachaient a des habitudes de labeur et de sagesse les
jeunes filles de leur entourage. A Paris, leur merite devait etre
enfoui, leurs preceptes inutiles, leur exemple inapercu; et les qualites
necessaires a leur nouvelle position, la bonte, la raison, la charite
fraternelle, elles ne les avaient pas, elles ne pouvaient pas les avoir.
Il etait bien tard pour faire ces reflexions. Le premier mouvement de
Marthe avait ete de s'elancer dans les bras de la soeur d'Arsene, le
second fut d'attendre ses premieres demonstrations, le troisieme fut de
se renfermer dans un juste sentiment de reserve et de fierte; mais une
douleur profonde se trahissait sur son visage pali, et de grosses larmes
roulaient dans ses yeux.
Je lui pris la main, et, la lui serrant affectueusement, je la fis
asseoir a table; puis je forcai Louise de s'asseoir aupres d'elle.
--Vous n'avez le droit de lui faire ni questions ni reproches, dis-je a
cette derniere d'un ton ferme qui l'etonna et la domina tout d'un coup;
elle a l'estime de votre frere et la notre. Elle a ete malheureuse, le
malheur commande le respect aux ames honnetes. Quand vous aurez refait
connaissance avec elle, vous l'aimerez, et vous ne lui parlerez jamais
du passe.
Louison baissa les yeux, interdite et non pas convaincue. Suzanne, qui
l'avait suivie par derriere, cedant a l'impulsion de son coeur, se
pencha vers Marthe pour l'embrasser; mais un regard terrible de Louise,
jete en dessous, paralysa son elan. Elle se borna a lui serrer la main;
et Eugenie, craignant que Marthe ne fut mal a l'aise entre ses deux
compatriotes, se placa aupres d'elle, affectant de lui temoigner plus
d'amitie et d'egards qu'aux autres. Ce repas fut triste et gene. Soit
par depit, soit que les mets ne fussent pas de son g
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