nait chez nous. Mon enfance s'est
ecoulee entre deux souffrances alternatives: tantot une compassion
douloureuse pour mes parents infortunes, tantot une terreur profonde
devant les emportements et les delires de mon pere. Le grabat ou nous
reposions etait a peu pres notre seule propriete: tous les jours
d'avides creanciers nous le disputaient. Ma mere mourut jeune par suite
des mauvais traitements de son mari. J'etais alors enfant. Je sentis
vivement sa perte, quoique j'eusse ete la victime sur laquelle elle
reportait les outrages et les coups dont elle etait abreuvee. Mais il
ne me vint pas dans l'idee d'insulter a sa memoire et de me rejouir de
l'espece de liberte que sa mort me procurait. Je mettais toutes ses
injustices sur le compte de la misere, aussi bien les siennes que celles
de mon pere. La misere etait l'unique ennemi, mais l'ennemi commun,
terrible, odieux, que, des les premiers jours de ma vie, je fus habituee
a detester et a craindre.
[Illustration: Louise, decouragee, s'assit sur la derniere marche.]
"Ma mere, en depit de tout, etait laborieuse et me forcait a l'etre.
Quand je fus seule et abandonnee a tous mes penchants, je cedai a celui
qui domine l'enfance: je tombai dans la paresse. Je voyais a peine mon
pere; il partait le matin avant que je fusse eveillee, et ne rentrait
que tard le soir lorsque j'etais couchee. Il travaillait vite et bien;
mais a peine avait-il touche quelque argent, qu'il allait le boire; et
lorsqu'il revenait ivre au milieu de la nuit, ebranlant le pave sous son
pas inegal et pesant, vociferant des paroles obscenes sur un ton qui
ressemblait a un rugissement plutot qu'a un chant, je m'eveillais
baignee d'une sueur froide et les cheveux dresses d'epouvante. Je me
cachais au fond de mon lit, et des heures entieres s'ecoulaient ainsi,
moi n'osant respirer, lui marchant avec agitation et parlant tout seul
dans le delire; quelquefois s'armant d'une chaise ou d'un baton, et
frappant sur les murs et meme sur mon lit, parce qu'il se croyait
poursuivi et attaque par des ennemis imaginaires. Je me gardais bien de
lui parler; car une fois, du vivant de ma mere, il avait voulu me tuer,
pour me preserver, disait-il, du malheur d'etre pauvre. Depuis ce temps,
je me cachais a son approche; et souvent, pour eviter d'etre atteinte
par les coups qu'il frappait au hasard dans l'obscurite, je me glissais
sous mon lit, et j'y restais jusqu'au jour, a moitie nue, transie de
peur et de froid.
"Da
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