avait survecu a cet amour,
et mon pere, en mourant, m'avait dit: "N'abandonne jamais cette
personne-la; c'est la meilleure femme que j'aie rencontree dans ma vie."
Elle etait effectivement aussi bonne que spirituelle. Quoique fort
riche, elle n'avait aucune vanite, et quoique fort bien nee, elle
n'avait aucun prejuge aristocratique. Elle possedait plusieurs chateaux,
l'un desquels touchait a la petite propriete de mon pere, et c'est dans
celui-la qu'elle passait les etes de preference. Elle avait, en outre,
un petit hotel dans la rue de Varennes, et, comme elle aimait la
causerie, elle y rassemblait une societe assez agreable. L'etiquette
et la morgue en etaient bannies; on y voyait des gens du monde, tous
appartenant a l'ancienne noblesse ou a l'opinion legitimiste, et en meme
temps quelques gens de lettres et des artistes de toutes les opinions.
On pouvait professer la les idees les plus nouvelles; mais le
juste-milieu et la bourgeoisie parvenue ne trouvaient point grace devant
madame de Chailly; elle s'arrangeait mieux, comme toutes les carlistes,
des opinions republicaines et de la pauvrete fiere et discrete.
Cette annee-la elle avait ete retenue a Paris par des affaires
importantes, et quoique la saison fut avancee, elle ne se disposait pas
encore a partir. Son cercle etait fort restreint, et l'element artiste
et litteraire, qui ne va guere a la campagne qu'en automne (quand il y
va), _donnait_ plus dans son salon que l'element noble. Elle m'accorda
gracieusement la faveur de lui presenter un de mes amis, et un soir je
lui menai Horace.
Celui-ci m'avait demande fort ingenument des instructions sur la maniere
de se presenter dans le monde, et de s'y tenir convenablement. Ce
n'etait pas tout a fait la premiere l'ois qu'il lui arrivait de voir
des personnes de cette classe; mais il n'ignorait pas qu'on a plus
d'indulgence a la campagne qu'a Paris, et il tenait beaucoup a ne pas
avoir l'air d'un rustre dans le salon de madame de Chailly. Il se
faisait de ce qu'il appelait cette partie une sorte de fete; il se
promettait d'observer, d'examiner et de recueillir des faits pour son
prochain roman; et cependant il eprouvait bien quelques angoisses a
l'idee de glisser sur un parquet bien cire, d'ecraser la patte d'un
petit chien, de heurter lourdement quelque meuble, en un mot de faire le
personnage ridicule de la comedie classique.
Quand il eut mis son bel habit, son plus beau gilet, des gants
jaune-paille, et quand
|