ns ce temps-la, je courais souvent dans les prairies qui entourent
notre petite ville avec les enfants de mon age; nous y avons souvent
joue ensemble, Arsene; et vous savez bien que cette enfant, qui trainait
toujours un reste de soulier attache par une ficelle, en guise de
cothurne, autour de la jambe, et qui avait tant de peine a faire rentrer
ses cheveux indisciplines sous un lambeau de bonnet, vous savez bien que
cette enfant-la, craintive et melancolique jusque dans ses jeux, etait
aussi pure et aussi peu vaine que vos soeurs. Mon seul crime, si c'en
est un quand on a une existence si malheureuse, etait de desirer, non la
richesse, mais le calme et la douceur de moeurs que procure l'aisance.
Quand j'entrais chez quelque bourgeois, et que je voyais la tranquillite
polie de sa famille, la proprete de ses enfants, l'elegante simplicite
de sa femme, tout mon ideal etait de pouvoir m'asseoir pour lire ou pour
tricoter sur une chaise propre dans un interieur silencieux et paisible;
et quand je m'elevais jusqu'au reve d'un tablier de taffetas noir, je
croyais avoir pousse l'ambition jusqu'a ses dernieres limites. J'appris,
comme toutes les filles d'artisan, le travail de l'aiguille; mais
j'y fus toujours lente et maladroite. La souffrance avait etiole mes
facultes actives; je ne vivais que de reverie, heureuse quand je n'etais
pas rudoyee, terrifiee et presque abrutie quand je l'etais.
"Mais comment vous raconterai-je la principale et la plus affreuse cause
de ma faute? Le dois-je, Arsene, et ne ferai-je pas mieux d'encourir un
peu plus de blame, que de charger d'une si odieuse malediction la tete
de mon pere?
--Il faut tout dire, repondit Arsene, ou plutot je vais le dire pour
vous; car vous ne pouvez pas vous laisser accuser d'un crime quand vous
etes innocente. Moi, je sais tout, et je viens de le dire a mes soeurs,
qui l'ignoraient encore. Son pere, dit-il en s'adressant a nous
(pardonnez-lui, mes amis; la misere est la cause de l'ivrognerie, et
l'ivrognerie est la cause de tous nos vices), ce malheureux homme,
avili, degrade, prive de raison a coup sur, concut pour sa fille une
passion infame, et cette passion eclata precisement un jour ou Marthe,
ayant ete remarquee a la danse sans le savoir, par un commis voyageur,
avait excite le jalousie insensee de son pere. Ce voyageur avait ete
tres-empresse aupres d'elle; il n'avait pas manque, comme ils font tous
a l'egard des jeunes filles qu'ils rencontrent dans les prov
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