ffroi le tenait eloigne de ces pieuses femmes et de ce lieu ou
retournait si souvent sa pensee. Mais leur interet et la reflexion le
deciderent; il cessa de leur refuser sa presence, et comme il etait
alors plus que jamais tourmente par ses moines, il se crea ainsi,
au sein de l'orage, _un port tranquille ou il pouvait quelque peu
respirer_. Cependant on a des preuves qu'il voyait a peine Heloise et
qu'il lui parlait peu[165]. Elle-meme s'en plaindra bientot.
[Note 165: _Id. ibid._, p. 38, et op. II, p. 40.]
Mais ces soins, ces visites, ces voyages devinrent le sujet de nouveaux
soupcons. La malignite y vit je ne sais quel reste d'une passion mal
eteinte. On lui reprocha de ne pouvoir supporter l'absence de celle
qu'il avait trop aimee. Et je doute que l'on dit vrai; il semble au
contraire que son ame endurcie et glacee n'avait plus de sensibilite que
pour la douleur.
Toutefois si l'on regarde plus attentivement au fond de ses pensees, on
peut dans la reserve de son langage, dans la bienveillance froide et
genee de sa conduite et de ses expressions, reconnaitre une sorte de
parti pris, et deviner les combats que se livraient dans son ame les
cuisants regrets, la honte amere, le respect de soi-meme, de la religion
et du passe, peut-etre la crainte vague de la faiblesse de son coeur.
Mais tous ces sentiments comprimes, il les reporte dans la sollicitude
attentive et delicate du directeur de conscience. Il semble ne tracer
pour ses religieuses et pour leur abbesse que des exhortations
evangeliques, des regles monacales, des lettres de spiritualite, tout
ce que dicte la piete et l'erudition; mais il regne dans tout cela une
sympathie si tendre, quoique si contenue, une preoccupation si evidente
et si vive de tous les interets confies a sa foi, et en meme temps, des
qu'il s'agit de verites generales et de philosophie religieuse, une
confiance si absolue et un besoin si intime d'etre entendu et compris,
qu'on ne peut sans un melange d'etonnement, de respect et de pitie,
assister a cette etrange et derniere transformation de l'amour.
Mais le XIIe siecle n'entrait point dans ces finesses; et en tout temps
peut-etre, dans les circonstances bizarres de ces deux destinees, la
malignite humaine aurait trouve quelque pature. Abelard se montre
vivement sensible a ces calomnies imprevues. Il en souffre, car
desormais il souffre de tout. Il descend a s'en justifier, il descend
a une apologie ensemble ridicule et douloureuse. Pui
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