cautions, il croyait voir le glaive
toujours pret a le frapper, qu'il fit un retour sur le passe de son
orageuse vie et qu'il ecrivit pour un ami malheureux[169] cette lettre
fameuse qui porte le nom d'histoire de ses calamites, _Historia
calamitatum_. Ce sont les memoires de sa vie, ouvrage singulier pour
le temps, qui rappelle parfois et les Confessions de saint Augustin et
celles de J.-J. Rousseau.
[Note 169: Je suis porte a croire que cet ami est un personnage
imaginaire. J'ignore sur quel fondement quelques auteurs l'ont appele
Philinte. C'est une fantaisie de Bussy-Rabutin. (Voyez sa traduction
des Lettres, et _Abail. et Hel._, par Turlot, p. 3.) Un anonyme a
aussi publie comme une traduction fidele une imitation tres-libre de
l'_Historia calamitatum_ ou il interpelle, sous le nom de Philinte, le
correspondant d'Abelard, et donne a Heloise une servante intrigante,
_une brune_, qu'il appelle _Agathon_. (_Hist. des infortunes d'Abailard.
Lettres d'Abailard a Philinte_, in-12 de 48 pages, Amsterd. 1698.)]
Cet ouvrage appartient a ce qu'on a de nos jours nomme la litterature
intime, a celle qui est l'expression des sentiments individuels. Par la
il est singulierement original. Je ne crois pas qu'on trouvat sans peine
dans le meme temps un ecrit dont l'auteur se proposat uniquement de
raconter les aventures de son esprit et les emotions de son coeur. Une
autobiographie aussi romanesque semble une oeuvre de ces epoques ou
l'intelligence, sans cesse repliee sur elle-meme, analytique et reveuse
a la fois, developpe cette personnalite expansive et savante qui fait
de l'ame tout un monde. Je regarde, en effet, cette premiere lettre
d'Abelard comme une composition litteraire. La forme d'une narration
destinee a raffermir un ami contre le malheur par le spectacle de
douleurs plus grandes me parait un cadre artificiel que l'auteur donne
au tableau de sa vie et de ses peines. C'est comme un pendant de la
celebre lettre ou Sulpicius console Ciceron de la perte de sa fille
par la peinture des calamites de tant de cites en ruines et d'empires
detruits. Mais Abelard offrant pour consolation a l'infortune l'image de
ses propres malheurs est plus saisissant et plus dramatique. L'etat de
son ame est desespere; rien n'est plus triste que son recit, et c'est
une lecture poignante. L'effet nait du fond du sujet, car la forme n'est
pas toujours heureuse; il y a de beaux traits et beaucoup d'esprit, mais
l'ouvrage manque a la fois d'elo
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