t, il devait peu craindre ses ennemis; c'etait de plus une
fortune, et hors de la je crois qu'il n'avait nulle ressource. Il dit
lui-meme avec naivete, a la fin de sa grande lettre: "J'eprouve bien
aujourd'hui quelle est la felicite qui suit les puissances de la terre,
moi de pauvre moine eleve au rang d'abbe, et devenu d'autant plus
malheureux que je suis devenu plus riche. Que mon exemple, s'il en est
qui desirent de tels biens, serve de frein a l'ambition[171]."
[Note 170: Brucker conjecture avec assez de fondement que ce fut en
1134. (_Hist. crit. phil._, t. III, p. 755.)]
[Note 171: _Ab. Op._, ep. I, p. 40.]
Cependant il se decida enfin a s'eloigner pour jamais de Saint-Gildas.
Peut-etre les moines ne voulaient-ils que son depart, et les attentats
dont il se crut au moment d'etre victime ne furent-ils, pour la plupart,
que des menaces destinees a l'intimider. On ne cherchait qu'a lui rendre
sa position insupportable et a se delivrer d'un censeur incommode. Des
moines rudes et debauches, habitues a exploiter au profit de leurs vices
l'impunite de leur profession, ne pouvaient regarder que comme une gene
la presence du plus bel esprit de son epoque, et peut-etre en tracant le
cynique tableau de l'interieur de Saint-Gildas, Abelard s'est-il laisse
aller aux exagerations d'une imagination delicate et craintive. Sa
delivrance dut etre facile; on a vu qu'il avait des amis dans la
noblesse de la province; il etait bien accueilli par le comte de Nantes;
enfin, il n'etait pas sans credit a la cour de Rome. Ainsi qu'il avait
ete autorise a garder l'habit de moine de Saint-Denis hors de l'abbaye
de ce nom, il obtint la permission de rester, hors de son monastere,
abbe de Saint-Gildas[172].
[Note 172: Il en conserva effectivement le rang et le titre. Le fait
est atteste par la chronique du monastere. L'extrait qu'en ont publie
les auteurs du Recueil des historiens de la France, porte a l'annee
1141: "Pierre Abelard, abbe de Saint-Gildas-de-Rhuys, meurt. Ordination
de l'abbe Guillaume." (T. XII, _ex Chronic. Ruyens. Coenob._, p. 504.)]
Quoi qu'il en soit, il etait encore en Bretagne, chez ses amis, lorsque
par hasard quelqu'un apporta sa lettre sur ses malheurs a l'abbesse du
Paraclet. A peine eut-elle connu quelle main l'avait ecrite, qu'elle la
lut avec ferveur, cette _lettre pleine de fiel et d'absinthe, qui lui
retracait la miserable histoire de leur commune conversion_. A cette
lecture, saisie d'une emotion qu'on
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