il s'inquietait de ses besoins. Alors ... alors pourquoi laisser
toute sa fortune a Jean? Non, il n'avait jamais ete visiblement plus
affectueux pour le cadet que pour l'aine, plus preoccupe de l'un que de
l'autre, moins tendre en-apparence avec celui-ci qu'avec celui-la. Alors
... alors ... il avait donc eu une raison puissante et secrete de tout
donner a Jean--tout--et rien a Pierre.
Plus il y songeait, plus il revivait le passe des dernieres annees, plus
le docteur jugeait invraisemblable, incroyable cette difference etablie
entre eux.
Et une souffrance aigue, une inexprimable angoisse entree dans sa
poitrine, faisait aller son coeur comme une loque agitee. Les ressorts
en paraissaient brises, et le sang y passait a flots, librement, en le
secouant d'un ballottement tumultueux.
Alors, a mi-voix, comme on parle dans les cauchemars, il murmura: "Il
faut savoir. Mon Dieu, il faut savoir."
Il cherchait plus loin, maintenant, dans les temps plus anciens ou ses
parents habitaient Paris. Mais les visages lui echappaient, ce qui
brouillait ses souvenirs. Il s'acharnait surtout a retrouver Marechal
avec des cheveux blonds, chatains ou noirs? Il ne le pouvait pas, la
derniere figure de cet homme, sa figure de vieillard, ayant efface les
autres. Il se rappelait pourtant qu'il etait plus mince, qu'il avait la
main douce et qu'il apportait souvent des fleurs, tres souvent, car son
pere repetait sans cesse: "Encore des bouquets! mais c'est de la folie,
mon cher, vous vous ruinerez en roses."
Marechal repondait: "Laissez donc, cela me fait plaisir."
Et soudain l'intonation de sa mere, de sa mere qui souriait et disait:
"Merci, mon ami," lui traversa l'esprit, si nette qu'il crut l'entendre.
Elle les avait donc prononces bien souvent, ces trois mots, pour qu'ils
se fussent graves ainsi dans la memoire de son fils!
Donc Marechal apportait des fleurs, lui, l'homme riche, le monsieur, le
client, a cette petite boutiquiere, a la femme de ce bijoutier modeste.
L'avait-il aimee? Comment serait-il devenu l'ami de ces marchands s'il
n'avait pas aime la femme? C'etait un homme instruit, d'esprit assez
fin. Que de fois il avait parle poetes et poesie avec Pierre! Il
n'appreciait point les ecrivains en artiste, mais en bourgeois qui
vibre. Le docteur avait souvent souri de ces attendrissements,
qu'il jugeait un peu niais. Aujourd'hui il comprenait que cet homme
sentimental n'avait jamais pu, jamais, etre l'ami de son pere, de son
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