ir le lire. Quelques romanciers en chambre se
torturent l'esprit pour inventer des chapitres vraisemblables. Plus d'un
depense beaucoup de talent a faire verser des larmes aux personnages
de son imagination, sans se douter qu'en regardant par la fenetre il
verrait des scenes bien plus emouvantes.
Le tout-Paris deborde au Cafe des Ambassadeurs par les beaux jours, avec
le meme entrain qu'a la foire de Neuilly. Quand je dis le _tout-Paris_,
pour me servir d'un mot consacre, je devrais dire aussi le
tout-Pontoise, car il y a la, comme ailleurs, les acteurs et les
spectateurs, ceux qui aiment a entrer en scene et ceux qui aiment a
regarder la comedie sans y rien comprendre, ce qui rappelle le mot
d'une provinciale au Conservatoire, en pleine symphonie: "Quand ca
commencera-t-il?"
La comedie, il n'est pas de jour qu'on ne la donne au Cafe des
Ambassadeurs: comedie imprevue, comedie bouffonne, mais aussi
tragi-comedie. Quand on entre la, on n'est pas bien sur de n'y trouver
une aventure ou un duel.
J'y dine ca et la en gaie et docte compagnie: avec Alberic Second,
Carolus Duran, Camille Rogier, Monjoyeux, Coupvent des Bois, Du
Sommerard, Du Boisgobey--et quelques princesses egarees.--Il m'arrive
d'y diner tout seul, presque toujours dans le jardin sous les grands
ormes plantes par le duc d'Antin, devant le parterre de fleurs en vue de
la fontaine jaillissante. Ce sont la des aperitifs inappreciables.
C'est surtout quand je dine seul, etudiant mes voisins et mes voisines,
que je lis le roman parisien. Chaque petite table pourrait fournir un
chapitre.
II
Un soir que j'etais arrive tard, j'eus toutes les peines du monde a
trouver un coin presqu'en dehors des limites, si bien que les promeneurs
des Champs-Elysees m'effleuraient en passant.
Un de mes amis, beau pourfendeur de moulins a vent, Parisien de Madrid,
car il y a la des Parisiens de tous les pays, m'avait offert une place
a sa table, mais il etait en trop bonne fortune et je le remerciai en
saluant sa Dulcinee. C'etait la premiere fois que je voyais cette dame.
Je m'apercus bientot qu'on la regardait beaucoup, parce que c'etait une
nouvelle venue, aussi ne se sentait-elle pas bien chez elle a cette
table pourtant hospitaliere, egayee par une bouteille de vin de
Champagne dans un seau tout perle de glace, ce qui n'empechait pas une
bouteille de Chateau-Laffitte, datee de 1865, de faire bonne figure,
sans parler des crevettes et des radis, qui sont comme l
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