essieurs n'y feraient pas d'accrocs.
A un an de la, j'etais seul; on m'annonca M. Wilfrid Bouquet; je croyais
voir entrer la femme la premiere, mais il etait seul, tout seul. Il vint
a moi, triste et pale, tout en noir, comme s'il portait le deuil de
Paquerette.
Je n'eus pas le temps de l'interroger; il se jeta dans mes bras et
eclata en sanglots.
--Ah! si vous saviez! tout est fini.
--Elle est morte!
--Oui, morte pour moi!
Je compris.
--Quoi, cette gentille Paquerette qui vous aimait tant?
--Oui, elle m'a trahi pour un amoureux qui jouait les Berton, un cancre
de theatre, un cabotin de province.
Ce coup m'avait frappe, mais je voulus donner du coeur a l'ame de ce
pauvre garcon.
--Eh bien! il n'y faut plus penser.
--N'y plus penser! mais c'est ma vie, je meurs de ne plus la voir.
--Voyons, soyez un homme. Quand on est un brave coeur comme vous, quand
on a un talent comme le votre, quand on a vingt-quatre ans, il faut
avoir le courage de braver un amour malheureux. Si je jouais du violon
comme vous, je voudrais enchainer toutes les femmes.
--Ah! mon violon, dit Bouquet en baissant la tete, je lui ai mis pour
longtemps un voile noir.
--Allons, allons, dans tout artiste il y a l'homme de coeur et l'homme
de talent; il faut que l'homme de talent sauve l'homme 'de coeur.
Mon violon n'etait pas loin; j'allai le chercher et je le lui mis dans
les mains.
Il soupira et faillit le laisser tomber; mais tout a coup, comme si
Bouquet avait ete pris parle demon de la musique, il joua le grand air
d'_Orphee_: "J'ai perdu mon Eurydice." Ce fut sublime; j'etais tout emu.
Ses lamentations m'arracherent une larme.
Je le regardai avec un sentiment douloureux pour l'homme et un sentiment
d'admiration pour l'artiste. Je croyais voir Orphee lui-meme mis en
lambeaux par les bacchantes, tant je voyais ce pauvre coeur dechire par
les furies de la jalousie.
Je lui serrai la main.
--Ah! mon ami; comme vous aimiez cette femme!
Bouquet sembla un peu desenfievre.
--J'aurai du coeur, me dit-il d'un air decide; je cours de ce pas
demander ma separation de corps.
--Mon pauvre enfant, vous avez fait une betise en vous mariant; vous
allez faire une autre betise en vous demariant. A quoi cela vous
servira-t-il?
--A quoi cela me servira? A tout briser entre elle et moi.
--Puisque tout est brise.
--Oui, mais j'ai toujours peur, un jour de lachete, de courir a elle et
de la rapatrier dans mes bras.
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