our me retenir, en demi-quartier d'hiver, jusqu'aux
grands froids. Outre les passe-temps qui sont du domaine ordinaire de la
campagne, le billard, le trictrac, les echecs et les cartes, je repris
l'habitude des causeries de famille, que les veillees du soir ranimaient
a l'eclat du foyer domestique, pendant que la pluie fouettait contre les
vitres, et que le vent jetait de plaintifs sifflements dans les airs.
C'etait un tableau digne de Rembrandt ou de Teniers, que ce salon
capricieusement eclaire par les reflets d'un fagot enflamme, quand
l'apres-diner nous reunissait tous, en demi-cercle, devant la cheminee,
qui n'avait pas la capacite des hautes cheminees gothiques, mais qui ne
devorait pas moins de bourrees et d'enormes buches.
J'occupais la place d'honneur, au milieu d'un auditoire qui m'ecoutait
toujours avec cette bienveillance si encourageante pour les bavards; or,
la langue n'est pas de ces choses qu'on perd en vieillissant.
Le pere et la mere daignaient se meler a leurs enfants, pour entendre
les reminiscences decousues de mes lectures et de mes quatre-vingts ans.
Mais comment peindre le groupe silencieux et attentif de ces enfants,
agenouilles entre mes jambes, assis a mes pieds et debout derriere mon
fauteuil? Ils suivaient de l'oeil l'histoire, qui commencait trop tard,
a leur gre, et finissait trop tot; ils ne se permettaient pas de
bouger, de peur de m'interrompre, et ils eussent voulu suspendre leur
respiration. Je l'avouerai, si un conteur est fier de l'attention qu'on
lui prete, j'avais bien largement tous les privileges et toutes les
recompenses du conteur.
Quelquefois, il est vrai, je me trouvais, en cette qualite, fort
embarrasse d'un role ou l'on ne saurait reussir, a moins de contenter
tout le monde: je devais m'adresser a des auditeurs, differents d'ages,
de sexes et de caracteres. Celui-ci me suppliait a voix basse d'aborder
le terrible chapitre des revenants; celui-la se serait volontiers pame
d'aise a des histoires de voleurs, car ces deux sujets importants ont
des attraits eternellement nouveaux pour les petits peureux. Les garcons
avaient du penchant pour les batailles et pour le merveilleux; les
filles s'interessaient davantage a des heroines de romans, a des details
de toilette et a de simples anecdotes. Quant aux aines, qui n'avaient
pourtant pas la manie de faire valoir leur superiorite de comprehension
et d'instruction, il n'eut pas ete convenable de les assommer de ces
contes, en
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