polie, patinee, taillee en
pierre fine, sortie du ruisseau ou je l'avais ramassee une nuit,
devant le bal Ragache, ce bellatre astiqueur de rimes est venu me
la prendre chez moi, a la table amie ou il s'asseyait tous les
dimanches!
Il souffla tres fort, comme pour chasser cette vieille rancune
d'amour qui vibrait encore dans sa voix, puis il reprit, plus
calme:
-- D'ailleurs, sa canaillerie ne lui a pas profite... Leurs trois
ans de menage, c'a ete l'enfer. Ce poete aux airs calins etait
rat, mechant, maniaque. Ils se peignaient, fallait voir!... Quand
on allait chez eux, on la trouvait un bandeau sur l'oeil, lui la
figure sabree de griffes... Mais le beau, c'est lorsqu'il a voulu
la quitter. Elle s'accrochait comme une teigne, le suivait,
crevait sa porte, l'attendait couchee en travers de son
paillasson. Une nuit, en plein hiver, elle est restee cinq heures
en bas de chez la Farcy ou ils etaient montes toute la bande...
Une pitie!... Mais le poete elegiaque demeurait implacable,
jusqu'au jour ou pour s'en debarrasser il a fait marcher la
police. Ah! un joli monsieur... Et comme fin finale, remerciement
a cette belle fille qui lui avait donne le meilleur de sa
jeunesse, de son intelligence et de sa chair, il lui a vide sur la
tete un volume de vers haineux, baveux, d'imprecations, de
lamentations, le _Livre de l'Amour_, son plus beau livre...
Immobile, le dos tendu, Gaussin ecoutait, aspirant a tout petits
coups par une longue paille la boisson glacee servie devant lui.
Quelque poison, bien sur, qu'on lui avait verse la, et qui le
gelait du coeur aux entrailles.
Il grelottait malgre l'heure splendide, voyait dans une reculee
blafarde des ombres qui allaient et venaient, un tonneau
d'arrosage arrete devant la Madeleine, et cet entrecroisement de
voitures roulant sur la terre molle silencieusement comme sur de
la ouate. Plus de bruit dans Paris, plus rien que ce qui se disait
a cette table. Maintenant Dechelette parlait, c'est lui qui
versait le poison:
-- Quelle atroce chose que ces ruptures... Et sa voix tranquille
et railleuse prenait une expression de douceur, de pitie
infinie... On a vecu des annees ensemble, dormi l'un contre
l'autre, confondu ses reves, sa sueur. On s'est tout dit, tout
donne. On a pris des habitudes, des facons d'etre, de parler, meme
des traits l'un de l'autre. On se tient de la tete aux pieds... Le
collage enfin!... Puis brusquement on se quitte, on s'arrache...
Comment font-ils?
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