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une pinte d'ale, n'y toucha pas et commenca une lettre. Mais trop
de mots se pressaient dans sa tete, qui voulaient sortir a la
fois, et que l'encre decomposee et grumeleuse tracait lentement a
son gre.
Il dechirait deux ou trois commencements, s'en allait enfin sans
ecrire, quand tout bas pres de lui une bouche pleine et vorace
demanda timidement: "Vous ne buvez pas?... on peut?..." Il fit
signe que oui. La fille se jeta sur la pinte et la vida d'une
goulee violente qui revelait la detresse de cette malheureuse,
ayant tout juste dans sa poche de quoi rassasier sa faim sans
l'arroser d'un peu de biere. Une pitie lui vint, qui l'apaisa,
l'eclaira subitement sur les miseres d'une vie de femme; et il se
mit a juger plus humainement, a raisonner son malheur.
Apres tout, elle ne lui avait pas menti; et s'il ne savait rien de
sa vie, c'est qu'il ne s'en etait jamais soucie. Que lui
reprochait-il?... Son temps a Saint-Lazare?... Mais puisqu'on
l'avait acquittee, portee presque en triomphe a la sortie...
Alors, quoi? D'autres hommes avant lui?... Est-ce qu'il ne le
savait pas?... Quelle raison de lui en vouloir davantage, parce
que les noms de ces amants etaient connus, celebres, qu'il pouvait
les rencontrer, leur parler, regarder leurs portraits aux
devantures? Devait-il lui faire un crime d'avoir prefere ceux-la?
Et tout au fond de son etre, se levait une fierte mauvaise,
inavouable, de la partager avec ces grands artistes, de se dire
qu'ils l'avaient trouvee belle. A son age on n'est jamais sur, on
ne sait pas bien. On aime la femme, l'amour; mais les yeux et
l'experience manquent, et le jeune amant qui vous montre un
portrait de sa maitresse, cherche un regard, une approbation qui
le rassurent. La figure de Sapho lui semblait grandie, aureolee,
depuis qu'il la savait chantee par La Gournerie, fixee par Caoudal
dans le marbre et le bronze.
Mais brusquement repris de rage, il quittait le banc ou sa
meditation l'avait jete sur un boulevard exterieur, au milieu des
cris d'enfants, des commerages de femmes d'ouvriers dans la
poudreuse soiree de juin; et il se remettait a marcher, a parler
tout haut, furieusement... Joli, le bronze de Sapho... du bronze
de commerce, qui a traine partout, banal comme un air d'orgue,
comme ce mot de Sapho qui a force de rouler les siecles s'est
encrasse de legendes immondes sur sa grace premiere, et d'un nom
de deesse est devenu l'etiquette d'une maladie... Quel degout que
tout cela,
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