n'appartien qu'a lui.
LA SAGESSE DES NATIONS
OU
LES VOYAGES DU CAPITAINE JEAN
I
LE CAPITAINE JEAN
Quand j'etais enfant (il y a bien longtemps de cela), j'habitais chez
mon grand-pere, dans une belle campagne au bord de la Seine. Je me
souviens que nous avions pour voisin un personnage singulier qu'on
appelait le capitaine Jean. C'etait, disait-on, un ancien marin qui
avait fait cinq ou six fois le tour du monde. Je le vois encore. C'etait
un gros homme court et trapu; sa figure etait jaune et ridee; il avait
un nez crochu comme le bec d'un aigle, des moustaches blanches et de
grandes boucles d'oreilles d'or. Il etait toujours habille de la meme
facon: l'ete, tout en blanc depuis les pieds jusqu'a la tete, avec un
large chapeau de paille; l'hiver, tout en bleu, avec un chapeau cire,
des souliers a boucles et des bas chines. Il habitait seul, sans autre
compagnie qu'un gros chien noir, et ne parlait a personne. Aussi le
regardait-on comme une espece de Croquemitaine. Quand je n'etais pas
sage, ma bonne ne manquait jamais de me menacer de l'horrible voisin,
menace qui me rendait aussitot obeissant.
Malgre tout, je me sentais attire par le capitaine. Je n'osais le
regarder en face; il me semblait qu'il sortait une flamme de ses petits
yeux, caches par d'epais sourcils, plus blancs que ses moustaches;
mais je le suivais en arriere, et, sans savoir comment, je me trouvais
toujours sur son chemin. C'est que le marin n'etait pas un homme
comme les autres. Tous les matins, il etait dans une prairie de mon
grand-pere, assis au bord de l'eau, pechant a la ligne avec un bonheur
qui ne se dementait jamais. Tandis qu'il etait la, immobile et guettant
ses goujons, je poussais des soupirs d'envie, moi, a qui on defendait
d'approcher de la riviere. Et quelle joie quand le capitaine appelait
son chien, lui mettait une allumette enflammee dans la gueule, et
bourrait tranquillement sa pipe en regardant la mine effrayee de Fidele.
C'etait la un spectacle qui m'amusait plus que mon rudiment.
[Illustration]
A dix ans, on ne cache guere ce qu'on eprouve; le capitaine s'apercut de
mon admiration et devina l'ambition qui me rongeait le coeur. Un jour
que, hisse sur la pointe du pied, je regardais par-dessus l'epaule du
pecheur, retenant mon haleine et suivant d'un long regard la ligne qu'il
promenait sur l'eau:
"Approchez, jeune homme, me dit-il d'une voix qui retentit a mon oreille
comme un coup de canon;
|