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mon Dalmate, qui s'etait attache a un des bancs par la ceinture, et qui,
tout mouille qu'il etait, chantait toujours les airs de son pays.
"Seigneur Dalmate, lui dis-je en un moment ou le vent et la mer nous
laissaient un peu respirer, je vois que vous etes un brave, vous n'avez
pas peur du naufrage.
--Qui peut empecher sa destinee? me dit-il en raclant son violon; le
plus sage est de s'y resigner.
--Voila parler comme un Turc, lui repondis-je; un chretien n'est pas si
patient.
--Pourquoi ne serait-on pas chretien et resigne a la volonte divine?
reprit-il. Ce que Dieu nous promet, c'est le ciel, si nous sommes
honnetes gens; il ne nous a jamais promis la sante, la richesse, le
salut en mer et autres choses passageres. Tout cela est abandonne a une
puissance secondaire qui n'a d'empire que sur la terre; ceux qui l'ont
vue la nomment le _Destin_.
--Comment! m'ecriai-je, ceux qui l'ont vue? Vous croyez donc que le
Destin existe?
[Illustration]
--Pourquoi non? me repondit-il tranquillement. Si vous en doutez,
ecoutez cette histoire; les principaux acteurs vivent encore a Cattaro;
ce sont mes cousins, je vous les montrerai quand vous reviendrez.
VII
LE DESTIN
Il y avait une fois deux freres qui vivaient ensemble au meme menage;
l'un faisait tout, tandis que l'autre etait un indolent qui ne
s'occupait que de boire et de manger. Les recoltes etaient toujours
magnifiques; ils avaient en abondance boeufs, chevaux, moutons, porcs,
abeilles, et le reste.
L'aine, qui faisait tout, se dit un jour: "Pourquoi travailler pour cet
indolent? Mieux vaut nous separer; je travaillerai pour moi seul, et il
fera alors ce que bon lui semblera. Il dit donc a son frere:
"Mon frere, il est injuste que je m'occupe de tout, tandis que tu ne
veux m'aider en rien et ne penses qu'a boire et a manger; il faut nous
separer."
L'autre essaya de le detourner de ce projet en lui disant:
"Frere, ne fais pas cela; nous sommes si bien! Tu as tout entre les
mains, aussi bien ce qui est a toi que ce qui est a moi, et tu sais que
je suis toujours content de ce que tu fais et de ce que tu ordonnes."
Mais l'aine persista dans sa resolution, si bien que le cadet dut ceder,
et lui dit:
"Puisqu'il en est ainsi, je ne t'en voudrai pas pour cela; fais le
partage comme il te plaira."
Le partage fait, chacun choisit son lot. L'indolent prit un bouvier pour
ses boeufs, un pasteur pour ses chevaux, un berger pour ses brebi
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