cile
sans recevoir de salutaires avertissements sur l'inconvenance de mon
costume. D'abord une jolie grisette me lanca un regard ironique, et dit
a sa compagne, en passant pres de moi:--"_Ce monsieur_ a une cravate
bien mal pliee." Puis un ouvrier, que je soupconnai etre dans le
commerce des feutres, dit d'un ton goguenard, en posant ses poings sur
ses flancs revetus d'un tablier de cuir:--"Si _ce monsieur_ voulait me
preter son chapeau, j'en ferais fabriquer un sur le meme modele, afin
de me deguiser en _roast-beef_ le jour du carnaval." Puis une _dame_
elegante murmura en se penchant sur sa croisee:--"C'est dommage qu'il
ait un gilet si fane et la barbe si mal faite." Enfin, un bel esprit du
lieu dit en pincant la levre:--"Apparemment que le pere de _ce monsieur_
est un homme _puissant_, on le voit a l'ampleur de son habit." Bref,
il me fallut bientot revenir sur mes pas, fort heureux d'echapper aux
vexations d'une douzaine de polissons en guenilles qui criaient apres
moi du haut de leur tete: A bas _l'angliche_! a bas le milord! a bas
l'etranger!
Profondement humilie de ma mesaventure, je resolus de m'enfermer chez
moi jusqu'a ce que le tailleur du chef-lieu m'eut fait parvenir un habit
complet dans le dernier gout. L'honnete homme ne s'y epargna point, et
me confectionna des vetements si exigus et si coquets que je pensai
mourir de douleur en me voyant reduit a ma plus simple expression,
et semblable en tous points a ces caricatures de _fats parisiens_
et d'_incroyables_ qui nous faisaient encore pamer de rire, l'annee
precedente, a l'ile Maurice. Je ne pouvais pas me persuader que je ne
fusse pas cent fois plus ridicule sous cet habit que sous celui que je
venais de quitter, et je ne savais plus que devenir; car j'avais
promis solennellement a mon hotesse (la femme du plus gros notaire de
l'arrondissement) de la conduire au bal, et de lui faire danser la
premiere et probablement l'unique contredanse a laquelle ses charmes lui
donnaient le droit de pretendre. Incertain, honteux, tremblant, je me
decidai a descendre et a demander a cette estimable femme un avis rigide
et sincere sur ma situation. Je pris un flambeau et je me hasardai
jusqu'a la porte de son appartement; mais je m'arretai palpitant et
desespere, en entendant partir de ce sanctuaire un bruit confus de voix
fraiches et percantes, de rires aigus et naifs, qui m'annoncaient la
presence de cinq ou six demoiselles de la ville. Je faillis retourner
sur mes
|