fort peu
d'attention, qu'elle ecoutait d'un air distrait des fadeurs qui me
faisaient suer sang et eau a debiter, qu'elle laissait, a chaque
invitation de ma part, tomber de ses levres un mot bien faible, et, dans
ma main tremblante, une main dont je sentais la froideur au travers de
son gant. Helas! qu'elle etait indifferente et hautaine, la fille de
l'epicier! Qu'elle etait singuliere et mysterieuse, la brune Cora! Je
ne pus jamais obtenir d'elle, dans toute la duree de la nuit, qu'une
demi-douzaine de monosyllabes.
Il m'arriva le lendemain de lire, pour le malheur de ma vie, les Contes
fantastiques. Pour mon malheur encore, aucune creature sous le ciel ne
semblait etre un type plus complet de la beaute fantastique et de la
poesie allemande que Cora aux yeux verts et au corsage diaphane.
Les adorables poesies d'Hoffman commencaient a circuler dans la ville.
Les matrones et les peres de famille trouvaient le genre detestable et
le style de mauvais gout. Les notaires et les femmes d'avoues faisaient
surtout une guerre a mort a l'invraisemblance des caracteres et au
romanesque des incidents. Le juge de paix du canton avait l'habitude de
se promener autour des tables dans le cabinet de lecture, et de dire aux
jeunes gens egares par cette poesie etrangere et subversive: _Rien n'est
beau que le vrai_, etc. Je me souviens qu'un vaurien de lyceen, en
vacances, lui dit a cette occasion en le regardant fixement:
--Monsieur, cette grosse verrue que vous avez au milieu du nez est sans
doute postiche?
Malgre les remontrances paternelles, malgre les anathemes du _principal_
et des professeurs de sixieme, le mal gagna rapidement, et une grande
partie de la jeunesse fut infectee du venin mortel. On vit de jeunes
debitants de tabac se modeler sur le type de Kressler, et des
surnumeraires a l'enregistrement s'evanouir au son lointain d'une
cornemuse ou d'une chanson de jeune fille.
Pour moi, je confesse et je declare ici que je perdis completement la
tete. Cora realisait tous les reves enivrants que le poete m'inspirait,
et je me plaisais a la gratifier d'une nature immaterielle et feerique
qui reellement semblait avoir ete imaginee pour elle. J'etais heureux
ainsi. Je ne lui parlais pas, je n'avais aucun titre pour m'approcher
d'elle. Je ne recueillais aucun encouragement a ma passion; je n'en
cherchais meme pas. Seulement, je quittai la maison du notaire et
je louai une miserable chambre directement en face de la maison de
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