avait fait naitre, et gouter les inexprimables douceurs de
l'amour maternel, sentiment aussi vif meme dans une anesse, et aussi
fortement exprime par elle que parmi les etres les mieux organises. Un
soir que Margot, si bien soignee, avait pature comme a l'ordinaire,
Marthe se dispose a tirer le lait qu'elle-meme avait l'honneur de porter
a la genereuse convalescente; mais quel est son etonnement d'en obtenir
a peine quelques gouttes! Sa surprise redouble lorsque, voulant faire
une nouvelle epreuve, l'anesse, ordinairement et si facile et si douce,
s'agite et l'evite brusquement: c'est en vain que la pauvre femme veut
amadouer Margot, sa chere Margot; c'est en vain qu'elle lui presente
dans un panier de l'avoine melee avec du son, lui passe sur le dos sa
main caressante; aussitot qu'elle veut la traire, celle-ci se met a
ruer, et la menace de ses yeux flamboyants de colere. Pour la premiere
fois depuis deux mois entiers, madame d'Harneville fut, a son grand
regret, privee du breuvage devenu sa principale nourriture. "Sans doute,
se dit-elle, ce n'est qu'un caprice, qu'un moment d'obstination de
l'anesse a ne pus livrer son lait; il faut bien s'y resigner."
En effet, le lendemain matin elle recut, rempli jusqu'au bord, son vase
accoutume; mais, le soir, nouvelle privation: l'anesse fut tout aussi
sterile que la veille. Marthe s'inquiete de cet etrange evenement, dont
elle etait loin de deviner la cause. Elle ne pouvait penser que c'etait
l'espiegle Zelia qui, secondee par Rosine Berard, s'amusait, des que
l'anesse etait de retour des champs et que les filles de basse-cour
vaquaient aux travaux qu'on leur avait imposes, a delivrer l'anon de
l'etable ou il etait enferme, et a lui faire teter sa mere a l'insu de
tout le monde. Les deux jeunes etourdies s'amusaient beaucoup de la
surprise et de l'embarras qu'eprouvait la vieille Marthe lorsqu'elle
arrivait, le vase de porcelaine en main, pour traire son anesse, dont
elle ne recevait que des ruades. Cachees dans un coin de la basse-cour,
elles riaient sous cape et s'applaudissaient en secret du bon tour
qu'elles jouaient a la pauvre vieille, sans songer a tout le chagrin
qu'elle eprouverait de la perte irreparable qu'elles lui feraient
supporter. Il est de ces imaginations ardentes, inconsiderees, qui
n'envisagent que ce qui flatte au premier abord, et que le premier
succes d'un projet aveugle sur toutes les suites qu'il peut avoir. Tant
il est vrai qu'il faut toujours songer
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